Dans la précédente tribune sur ces colonnes, j'avais exprimé l'idée que l'agilité c'était aussi pour les gouvernements sans expliquer ce que j'entendais par agilité surtout en période de crise. Lao She nous apprend énormément sur l'homme en situation de crise et tente de donner des leçons pour survivre aux crises. Ce qu'il dit reste décidément encore d'actualité : "Pour survivre, chacun doit s'ingénier à chercher des fissures dans l'infortune pour parvenir à s'évader quelque peu". Il nous invite à voir nos crises avec un autre regard. Si je vous rappelle que c'est le nom de plume de Shu Qingchun, auteur Chinois est né en 1899 et mort durant la Révolution culturelle en août 1966, vous comprendrez que des crises, il en a connues assez.
Lao She avait trouvé les fissures dans ses romans humoristiques et satiriques mais aussi dans ses nouvelles. Dès le début de la guerre sino-japonaise (1937-1945), dans ses pièces de théâtre et ses romans patriotiques il a développé le thème que seul l'individu fort et travailleur pouvait inverser la tendance de la stagnation et la corruption qui affligeaient la Chine à cette époque. Il soulignait l'importance de l'environnement social et la futilité de la lutte de l'individu contre un tel environnement dans son chef-d'œuvre ; « Xiangzi le chameau », paru en 1936 chef d'œuvre qui retrace l'histoire tragique du procès d'un pousse-pousse puller à Beijing. (En Chine, les tireurs de pousse pousse sont reconnus pour leur inventivité) Ma lecture de Lao She n'a rien d'une critique littéraire. Je ne le prétends pas, mais en simple lecteur aimant, j'ose déduire que l'une des questions que son œuvre me pose serait : Comment passer de l'ingéniosité individuelle à l'ingéniosité collective ?
Dans certaines de ses premières œuvres, on est dans une recherche individuelle de la solution ou plutôt de la fissure qui permettrait de résister à la crise. Dans ses dernières œuvres plus patriotiques (après son retour d'Angleterre), on est plutôt dans la recherche de la solution collective et ingénieuse face aux crises.
Ce tiraillement entre la solution individuelle et la solution collective on le retrouve chez d'autres auteurs chinois plus modernes ; Zhang Haicheng pour la poésie, BA JIN et même chez les sept sages de la ZHU LIN QI XIAN. On retrouve ce tiraillement bien entendu dans d'autres littératures. Peut-être même qu'il est en nous tous, en chacun de nous ; de tous les temps de crise et dans toutes les civilisations. Citons à titre d'exemple (et de lectures conseillées en ces temps de COVID) : "La Peste" de Camus, "Némésis" de Roth, "Le Hussard sur le toit" Jean Giono où il avait qualifié le choléra de "saloperie humaine" ; "Les Pestiférés" de Marcel Pagnol ; "La Quarantaine" de Jean-Marie Gustave Le Clézio, "En un monde parfait : bonheur vs virus" de Laura Kasischke et "l'Iliade" attribuée au légendaire Homère.
En général, on y dénonce les dangers de l'omerta qui veut "ne pas affoler les populations" mais qui retarde les prises de décisions. Les épidémies y sont aussi révélatrices de crises morales et spirituelles, elles ébranlent la rationalité des uns et troublent la foi des autres, elles perturbent ceux qui veulent vivre des deux : « En plongeant ses personnages dans une quête désespérée de sens, la littérature d'épidémie expose leurs remords et leurs élans d'insouciance ».
C'est quoi l'ingéniosité ?
Ce serait selon les dictionnaires un mélange d'adresse, d'intelligence, de savoir-faire, d'habileté et de talent. Proust disait : "Agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser, même avec ingéniosité." Colette, présidente de l'académie Goncourt entre 1949 et 1954, avait déclaré : "J'aime le courage féminin, son ingéniosité à organiser une vie blessée."
C'est quoi l'agilité ? Si l'ingéniosité est liée à la pensée, l'agilité fait référence à une aisance et/ou à une rapidité de mouvement aussi bien physique que mental dans un contexte difficile : mouvant, périlleux, ou complexe. Certains dictionnaires y relient l'adjectif adaptatif. L'agilité est la première condition pour faire pivoter son business modèle, son modèle de développement.
Le cheminement peut être schématisé ainsi : expérimenter, apprendre et valider ou pivoter... au plus bas coût possible et dans les meilleurs délais, c'est-à-dire avec instantanéité. Alors, comment pragmatiquement on pourrait appliquer ce concept à une entreprise et à un gouvernement ? Pour répondre à cette question, je me suis permis en introduction un rapprochement avec le concept d'ingéniosité et par amour de la littérature Chinoise, j'y ai trouvé quelques références. Il reste à revenir aux temps modernes pour expliquer l'émergence au début du millénaire du concept et du mouvement Agile dans le monde de l'informatique. Face à l'obsolescence et aux rigidités du management et de l'organisation devenues contre-productives à leur activité par rapport à l'objectif suprême simple et délicat : livrer, dans les délais, le meilleur produit possible. On a vu naitre les ‘Light methodologies'. Les précurseurs de la méthode ont pu synthétiser l'essence de ces nouveaux modes de développement et d'organisation en de quatre valeurs qu'ils ont déclaré dans le Manifeste... Agile. Les valeurs (propositions) clés de l'agilité et leur application aux gouvernements : Ces quatre valeurs symbolisent un basculement radical des priorités. 1-Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils.
Des individus actifs, réactifs et créatifs en interactions positives sont plus importants pour atteindre l'objectif que les procédures lourdes. Des structures sclérosées où les individus sont plus centrés sur les processus et les outils, ça vous rappelle certainement notre administration.
2-Du logiciel qui fonctionne plus qu'une documentation exhaustive.
Le logiciel qui fonctionne pour une équipe informatique c'est le produit conforme à la promesse client. Pour un gouvernement l'essentiel est de respecter sa mission promise.
3-La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle.
Pour les équipes travaillant sur des projets de digitalisation la relation avec les clients doit s'attacher au principe de la collaboration productive plus qu'à la négociation juridique : la relation dépasse le contrat. Appliquée à un gouvernement cette valeur / proposition voudrait – à mon sens - qu'il doit être à l'écoute du pays et de ses forces vives non pas pour la forme mais pour une véritable interaction productive.
4-L'adaptation au changement plus que le suivi d'un plan.
Les auteurs du manifeste tout en reconnaissant la nécessité du plan et de la planification, ils affirment la prépondérance de l'adaptation aux changements. La méthode Agile est en quelque sorte un outil heuristique de prise de décision. Il convient de se l'approprier en fonction de ses objectifs et de son contexte particulier. Les crises sont bien entendu les contextes les plus particuliers. L'Agilité n'est pas anti-méthodologique ou anarchique, c'est plutôt une approche qui s'appuie sur « davantage de méthode pour organiser, clarifier et prioriser des processus qui ne l'étaient pas ». Elle vise avant tout à rétablir un équilibre dans un monde volatile, incertain, complexe et ambigu. L'adaptation aux changements commence par la réactivité mais nécessite une capacité de créativité. Pendant la crise du Covid 19, nous avons testé les capacités de nos entreprises, de notre gouvernement, de nos enseignants... en termes de réactivité et de créativité. Nous avons tous -à des degrés différents heureusement-démontré que nous n'étions pas suffisamment préparés pour prévoir les changements, ni à nous changer nous-même, ni à gérer les changements ni à les produire par de la créativité. C'est une sorte de conservatisme qui nous amène à nous contenter de chercher dans ce que l'on nous a appris des solutions à des problèmes tout à fait nouveaux sans créativité et sans innovation. C'est dans ce sens que l'agilité est une forme de disruption.