Il existe une raison de ne pas désespérer en ces temps de chaos au Proche Orient : une Tunisie qui avance à petits pas mais sûrement dans l'édification d'un Etat pluraliste. Loin de l'effroyable guerre civile qui détruit la Syrie ; loin d'une Egypte revenue, Moubarak en moins, au pouvoir répressif de l'armée et loin d'un Irak où l'avancée des djihadistes sunnites de Daech fait planer la menace d'une guerre sunnites-chiites de grande ampleur dans toute la région. Trois ans et demi après la chute de Zine Ben Ali, ce petit pays sans grandes richesses naturelles confirme qu'il n'est pas seulement le premier – et le seul – à avoir fait chuter un dictateur sans retomber dans le chaos, la guerre ou l'autoritarisme. Il apparaît aussi comme un laboratoire politique pour des processus de transition que l'on souhaite démocratiques. Subtil mélange entre laïcité et « islamité » Après s'être dotée – non sans mal et sans débats hystérisés – en janvier dernier de la Constitution la plus libérale et progressiste du monde arabomusulman, après avoir adopté une loi électorale définissant le mode de scrutin, la Tunisie vient de créer une «Instance vérité et dignité» chargée de faire la lumière sur les crimes du passé (commis entre 1955 et 2013). Cette loi fondamentale, basée sur un subtil mélange entre laïcité et «islamité », et la loi sur la justice transitionnelle sont d'autant plus remarquables qu'elles ont été entérinées par une Assemblée dominée par les islamistes du parti Ennahda. La voie vers l'organisation d'élections législatives et présidentielles, respectivement le 26 octobre puis les 23 et 28 décembre, est donc désormais ouverte. Avec un nouveau défi : faire en sorte que les attentes très importantes créées par la révolution tunisienne qui n'ont pas encore trouvé de réponses –chômage des jeunes et précarité notamment – ne se traduisent pas par une forte abstention. La Tunisie revient de loin Ces avancées n'ont pas été sans conflits et la Tunisie revient de loin : les Tunisiennes ont dû notamment descendre dans la rue pour faire reculer les islamistes et défendre leur statut, le plus avancé du monde arabe, tandis que deux assassinats politiques en 2013 contraignaient Ennahda à faire marche arrière et à céder le poste de premier ministre à une personnalité sans appartenance partisane, Mehdi Jomaa, avant de quitter le gouvernement début 2014. «On a beaucoup dit que lorsque les islamistes remportaient des élections, il n'y avait plus d'élections et que leur arrivée au pouvoir signifiait fatalement de graves conflits. En quittant le gouvernement, nous avons montré que c'est faux», note Rached Ghannouchi, le chef historique de Ennahda, de passage à Paris cette semaine. Opération de séduction destinée à des Occidentaux et en particulier à une France dont la Tunisie a grand besoin pour investir et relancer une économie exsangue ? Volonté de tirer les leçons de la situation en Egypte après la destitution du président Morsi et d'éviter la répression impitoyable qui s'abat depuis sur les Frères Musulmans égyptiens ? Sans doute. Mais s'en tenir à cette seule explication revient à ne pas prendre en compte « l'exception tunisienne ». Ne jamais arriver au point de rupture Cette «exception» tient certes à une culture de la modération et du consensus, peu connue ailleurs dans la région, et qui conduit les Tunisiens à ne jamais arriver au point de rupture. Mais cela ne suffirait pas sans un triple particularisme tunisien : une Constitution adoptée en 1959, la plus progressiste de la région qui a toujours garanti les droits des femmes ; une société civile très dynamique dans laquelle l'UGTT, la puissante centrale syndicale, a constitué un vrai garde fou en étant moteur de la contestation pendant la révolution puis protecteur des droits de l'opposition après la chute de Ben Ali et enfin l'existence d'un mouvement islamiste majoritaire modéré Ennahda. «Nous croyons qu'islam et démocratie sont compatibles, mais celle-ci doit être consensuelle. Une période de transition ne se gère pas avec une majorité relative de 51% mais par consensus», répète Rached Ghannouchi qui en tire une conclusion: à l'avenir, Ennahda ne gouvernera plus seul. «Après les élections, nous voulons créer un gouvernement national disposant d'une base plus large que celle de la troïka (Ennahda, CPR et Attakattol, les "petits" partis du président Marzouki et du président de l'Assemblée Mustapha Ben Jafaar, ndlr). Nous sommes prêts à travailler avec tout le monde. Il faut redistribuer le pouvoir pour éviter tout coup d'Etat et anéantir tout retour en arrière et tout despotisme. Les intérêts de la Tunisie passent avant ceux de Ennahda». Double langage ? On peut bien sûr considérer que Ennahda n'a pas seulement quitté le gouvernement pour, comme l'assure Ghannouchi, «préserver la démocratie » et qu'il a cédé la place sous la pression... et pour mieux se préparer aux échéances électorales futures. On peut aussi penser que son chef manie à merveille le double langage concernant son rapport au pouvoir : démocrate en Europe, avide de pouvoir à Tunis. On ne peut pour autant nier que Ennahda a eu l'intelligence de comprendre qu'en dépit de sa victoire électorale, il ne pourrait imposer ses vues à une société profondément divisée et que la survie et l'avenir du mouvement dépendaient d'un consensus et non d'une confrontation avec cette même société. C'est cette recherche du compromis qui amène le parti à ne pas vouloir présenter de candidat à la présidentielle. «Nous n'avons de véto sur personne», affirme Ghannouchi. «Nous voulons un candidat consensuel qui réponde à une feuille de route collective». Certes, Ennahda sait que la présidence a peu de prérogatives dans un régime quasi parlementaire et que le refus de présenter un candidat atteste de la crédibilité de sa profession de foi démocratique. Cette position a néanmoins créée des remous au conseil d'Ennahda des 14 et 15 juin dernier où les ambitions présidentielles ne manquent pas tandis que la base rechigne face aux révisions déchirantes impulsées par son chef historique. Y compris dans l'attitude à adopter face aux tenants d'un ancien régime dont les islamistes ont été les premières victimes. «L'exclusion politique ne bâtit que des rancunes» Là aussi, Ennadha entend afficher un refus du sectarisme – à l'instar d'ailleurs des autres personnalités politiques tunisiennes. « La réconciliation est une question primordiale », martèle Ghannouchi. « On voit les effets de l'exclusion en Libye, en Irak...L'exclusion politique ne bâtit pas une démocratie mais des rancunes. En Egypte, toute l'élite a échoué dans la recherche d'un consensus ». Cette profession de foi n'a évidemment rien d'angélique et n'empêche pas Ennahda ...de vouloir gagner les élections. Mais elle contribue à faire de l'expérience tunisienne un « modèle » au moment où la tentation d'imposer ses vues ou, pire, d'écraser l'adversaire dans des sociétés divisées risque d'engloutir les espoirs nés des révoltes arabes❚