Printemps arabe Laboratoire politique, la Tunisie a su trouver des accords sur des points où les positions des libéraux et des islamistes semblaient inconciliables. Enfin une bonne nouvelle venue des révoltes arabes ! Et un soulagement pour les Tunisiennes qui craignaient de voir la révolte qui a donné le coup d'envoi à tous les « printemps » de la région accoucher d'un hiver pour leurs droits. Trois ans après la chute de Zine Ben Ali, la Tunisie vient de confirmer qu'elle est un « modèle » – et un laboratoire politique – pour les processus de transition que l'on espère démocratiques. Seul Etat à avoir fait chuter un dictateur sans retomber dans le chaos, la guerre ou l'autoritarisme, ce petit pays sans grandes richesses naturelles vient de se doter d'une Constitution unique dans le monde arabe. A une écrasante majorité – 200 voix sur 216 députés – l'Assemblée Constituante a adopté le 26 janvier peu avant minuit le texte le plus libéral et progressiste du monde arabo-musulman : il garantit la « liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte », « l'égalité sans discrimination entre les citoyens et les citoyennes », introduit la parité homme-femme dans les assemblées élues et proscrit l'accusation d'apostasie. Il prévoit en outre un exécutif à deux têtes (Président de la République et Premier ministre) dont il organise le partage des pouvoirs. « La Tunisie est un Etat civil » Cette loi fondamentale, basée sur un subtil mélange entre laïcité et «islamité», est d'autant plus exceptionnelle qu'elle a été entérinée par une Assemblée dominée par les islamistes du parti Ennadha et que les dispositions en matière de droits de l'homme ne pourront être révisées par le législateur. D'où l'émotion, les cris de joie et les applaudissements qui ont soulevé l'hémicycle alors que retentissait l'hymne national à l'issue du vote ! Bien sûr, les associations féministes auraient préféré une référence claire à « l'égalité totale entre les sexes » et que l'islam soit moins dans cette Constitution post-révolution, même si aucune référence à la charia n'y figure. Débutant et s'achevant par une référence à Dieu, le texte précise dans son préambule que si « la Tunisie est un Etat civil », « l'islam est la religion », ce qui en vérité ne saurait choquer dans un pays de culture musulmane. Autre déception : la peine de mort demeure en filigrane dans le texte au grand dam des ONG et du président Moncef Marzouki. Ennadha contraint à une marche arrière Mais tout cela n'a pas été sans conflits et la Tunisie revient de loin. Le sort du statut des Tunisiennes, le plus avancé du monde arabe, restait incertain depuis l'arrivée au pouvoir d'Ennadha. Et elles ont dû descendre dans la rue plusieurs jours pour faire reculer les islamistes qui voulaient inscrire dans la Constitution la «complémentarité de la femme envers l'homme » et « l'islam religion d'Etat ». Au final, Ennadha a dû faire marche arrière sur ces points mais aussi en cédant le poste de premier ministre à une personnalité sans appartenance partisane, Mehdi Jomaa, qui a finalement réussi à former un gouvernement, seconde étape essentielle de la transition. Son cabinet, qui succède à celui dominé pendant plus de deux ans par les islamistes, est composé, pour l'essentiel, de hauts fonctionnaires, de magistrats et de personnalités venues du secteur privé, à l'exception du ministre de l'Intérieur, nommé par les islamistes alors au pouvoir, qui conserve son poste en dépit du refus d'une partie de l'opposition. Ne jamais arriver au point de rupture Il aura fallu plus de deux ans de psychodrames, de tensions et de débats parfois hystériques pour arriver à un compromis qui épargne à la Tunisie une évolution à l'égyptienne, avec la dérive violente qu'elle implique. La situation en Egypte et la tragédie syrienne ont d'ailleurs beaucoup pesé en obligeant les islamistes, mais aussi les laïcs les plus radicaux, à faire des concessions. Mais le talent des Tunisiens, échaudés par deux assassinats d'opposants en 2013 – un fait inédit dans le pays – aura été de tout faire pour ne jamais arriver au point de rupture. La culture de la modération et du consensus, que l'on n'observe pas dans des pays comme l'Egypte, la Libye ou la Syrie, y est pour beaucoup. Mais elle n'aurait peut-être pas suffi sans un triple « particularisme » tunisien : le premier réside dans la Constitution de 1959, la plus laïque et progressiste de la région qui a toujours garanti les droits des femmes. L'implication de l'UGTT, la centrale syndicale tunisienne, a constitué le second garde fou. Loin de se cantonner à un rôle seulement syndical, celle-ci a joué un rôle politique essentiel : moteur pendant la révolution, médiateur et protecteur des droits de l'opposition après la chute de Ben Ali. Implication personnelle de Ghannouchi Troisième atout enfin : la spécificité des islamistes tunisiens. Certes Ennadha n'a cédé sa place au gouvernement que sous la pression...et pour mieux se préparer aux échéances électorales futures. Mais ce parti a aussi eu l'intelligence de comprendre qu'en dépit de sa victoire électorale, il ne pourrait imposer ses vues à une société profondément divisée et que sa survie dépendait d'un consensus et non d'une confrontation avec cette même société. On peut penser que les islamistes n'avaient pas le choix faute de se retrouver dans une situation analogue à celle des Frères Musulmans égyptiens et de devoir renouer avec la clandestinité et la prison. Mais la légitimité et l'autorité de son leader « historique » Rached Ghannouchi auront aussi permis, certes après moult atermoiements de sa part, d'imposer des révisions déchirantes à sa base et à des groupes radicaux. Bien sûr, une Constitution n'assure pas forcément la permanence d'un compromis et tout dépendra de la manière dont elle sera interprétée et de la façon dont les Tunisiens vivront ensemble à partir de ce socle commun. Expérience à méditer Reste aussi à savoir comment la future majorité politique, parlementaire, l'appliquera. Le mode de scrutin et le découpage électoral pour les élections prévues cette année restent aussi à définir. La mobilisation – ou pas – des Tunisiens lors de ces scrutins que Ennadha, désormais déchargé de la gestion quotidienne du pays, fera tout pour remporter est également décisive. Autant dire que les défis sont immenses pour une Tunisie confrontée à une situation sécuritaire problématique sous le regard d'une Algérie officielle fort peu bienveillante à l'égard de la révolution et à une situation économique, financière et sociale qui se dégrade sans cesse faute de stabilité, d'investissements étrangers et de ...touristes et à force de chômage des jeunes. Preuve de l'exaspération à l'intérieur du pays: des troubles éclatent régulièrement, notamment dans le bassin minier, berceau de la révolution, où le quotidien des habitants n'a pas changé depuis trois ans... L'expérience tunisienne, où une étape déterminante de la transition s'est déroulée et achevée cahin-caha mais de manière relativement pacifiée, n'en est pas moins à méditer. Surtout en ces temps où la tentation au mieux d'imposer ses vues, au pire d'écraser l'adversaire dans des sociétés divisées, menace d'engloutir les espoirs nés des révoltes arabes.