D'emblée, le troisième numéro de la revue parisienne Rukh qui se veut témoin de « l'esprit nouveau du monde arabe » plonge ses lecteurs dans la détresse avec le reportage de Jean-René Augé La bataille du verger de Damas. Nous sommes à Zabadani, la première ville syrienne à avoir annoncé sa libération en janvier 2012. L'eau et l'électricité ont été coupés dès les premiers mois de la rébellion populaire et le journaliste qui a passé un mois avec la milice Shuhada al Hak raconte : « Près du char retrouvé, une rangée de choux a poussé, cachés derrière un bâtiment agricole. Ils sont énormes. Cette fois les rebelles pourront manger à leur faim. » Le reporter cède à la facilité en concluant : « C'est leur vraie victoire », mais il est sûr en outre que des centaines de milliers de réfugiés syriens ont faim sans que se mobilise intensément la communauté internationale et ce n'est à l'honneur de personne. Rukh nous fait quitter la tragédie humanitaire pour la gastronomie avec un texte d'Hervé This Imaginer un tajine moléculaire. Le credo de This, c'est que le futur nous verra nous délecter de la cuisine note à note : « des ingrédients culinaires nouveaux, avec lesquels nous ferons de la cuisine nouvelle. » Avec quel avantage hormis les textures et saveurs ? Des gains d'énergie et l'augmentation de l'efficacité agricole. Une cuisine utilisant des ustensiles du XXIe siècle : l'azote liquide, les siphons. Quand à la tomate, c'est bien simple : « Une tomate, après tout, c'est 95% d'eau. Un camion de dix tonnes de tomates déshydratées se réduirait à 500 kilo, que l'on pourrait transporter en voiture ». On ne saura pas ce qu'en pense Pierre Rabhi, philosophe, écrivain et agriculteur, pionnier de l'agroécologie dont Hachemi Ghozali et Jean Morizot ont recueilli les propos inquiets : « L'homme se condamne à la famine et à la fin de la société. » Le syphon pour faire de remarquables mousses, tel que prôné par Hervé This ? On lui opposera cette conviction de Rabhi : « Les outils censés nous servir nous asservissent. Chaque outil indispensable devient notre maître ». Retenons surtout ces paroles de Rabhi : « Mon destin m'a fait entrer dans le monde occidental parce que j'étais enfant et qu'on ne m'a pas demandé mon avis. Là où j'ai éprouvé le plus de joie, c'était dans ma société traditionnelle ». Dit par un homme qui dans son petit domaine agricole se sent « plus heureux que le plus riche des milliardaires », cette reconnaissance de la sagesse et du bonheur dans la société traditionnelle nous rappelle qu'il y a d'autres manières d'envisager la présence au monde que l'accumulation d'objets inutiles et l'invention d'objections fallacieuses à la responsabilité pour l'autre et pour soi-même. Lorsque Rabhi dit : « Pour celui qui regarde ses enfants mourir de faim, l'apocalypse est pour aujourd'hui, pas pour demain », il a tout dit. Au fond, RUKH n'est pas loin d'être une encyclopédie de l'actuel qui se vendrait par fascicules, mais ce serait alors la plus grave des encyclopédies joueuses. C'est pourquoi on y rencontre aussi bien des combattants de la liberté, des héroïnomanes libanais et les sœurs Sara et Nisrine Harakat qui ont lancé en 2011 une ligne de bijoux et d'accessoires avant de glaner un stand aux galeries Lafayette de Casablanca. A leur sujet, Hachemi Ghozali en arrive a se demander : « La culture, voire la mode comme alphabet universel de la tolérance ? ». C'est le souci de l'autre autant que le souci de l'eau qui anime Gaï El Hanan, présentateur de l'émission All for Peace (Kol Ha Shalon). Qu'apprend-on à lire sa pièce théâtrale courte Eau stagnante ? « La consommation en eau d'un Israélien est de 400 litres par jour, celle d'un colon israélien en Cisjordanie de 800 litres et celle d'un Palestinien en Cisjordanie entre 70 et 90 litres par jour... Une grande majorité des villages palestiniens ne reçoit de l'eau que quelques heures par semaine ». La pièce s'achève sur une image d'un employé de mairie à Paris qui balaie les ordures à l'aide du courant d'eau longeant le trottoir. L'Union Européenne finance un programme d'amélioration des ressources en eau des Palestiniens, mais la rareté persiste. Et vous, qu'allez-vous boire en Tunisie ? nous demande tout à trac Zied Bakir dans le vif récit de son bref retour au pays natal. « Les prix ont doublé... Le Tunisien moyen doit se serrer la ceinture en attendant des jours meilleurs. Dans les boîtes de nuit de la banlieue huppée de Tunis, on se serre la ceinture Hermès. » Beaucoup est dit en peu de mots. Et la parole est donnée aux outragés et aux désabusés sans pour autant insulter l'avenir. Rukh atteint in fine le 78e parallèle Nord, vers le restaurant bar le plus au Nord du monde mais le vrai voyage auquel invitent la plupart des contributeurs, c'est un voyage dans l'intime de l'intime, si bien que l'on rêvera longtemps de ce que nous enseigne Serge Lutens : « Dès l'enfance et avant l'âge de sept ans, nos références primordiales sont emmagasinées. Il y en a 550 000. Celles-ci vont, selon le destin de chacun, se ramifiant et se retrouvant à l'infini tout au long de la vie de chaque individu ». A chaque lecteur d'apprécier selon son cœur les fragrances de RUKH. L'héroïne de la revue, on peut penser que c'est la déesse de la curiosité à condition d'imaginer une boîte de Pandore contenant des mots et des images qui inviteraient à guérir des maux.