Beau trimestriel Rukh (Phénix) qui veut témoigner du présent immédiat du monde arabe publie son premier numéro en montrant d'emblée une vraie ambition esthétique et intellectuelle. Preuve qu'il ne faut jamais insulter l'avenir, sa rédactrice en chef est Sonia Terrab dont le roman Shamablanca était écrit avec le pied contrairement au récit qu'elle donne dans Rukh d'un séjour de 72 heures à Oran. Certes, on eut aimé que la définition de la revue L'esprit du monde arabe ne s'interdise pas d'accoler berbère à arabe pour rendre compte de la diversité linguistique de l'aire que Rukh raconte à travers des enquêtes, des témoignages, des récits et des images. Du moins se réjouit-on d'y lire un portrait d'Ibrahim Afellai. Se plaçant sous les ailes de l'oiseau mythologique des Mille et Une Nuits, « gardien de la connaissance et symbole du renouveau, la revue fondée par Hachemi Ghozali parait au moment même où l'on déplore la disparition d'un chercheur et essayiste auquel un prochain sommaire pourrait utilement rendre hommage. L'Egyptien Anouar Abdel Malek vivait à Paris et publia en 1962 Egypte, société militaire (Seuil), un ouvrage fondateur». Anouar Abdel Malek était le cousin du journaliste Paul Balta dont les mémoires sont à paraître. Balta fut le responsable des informations sur le monde arabe au Monde et c'est précisément un journaliste du Monde, Christophe Ayad qui ouvre le sommaire du premier numéro de Rukh (pas la plus pauvrichonne des revues puisque ces bureaux sont indiqués sis rue de Faubourg Saint-Honoré, une des adresses les plus prestigieuses de Paris !). Et c'est un pauvre dont Ayad raconte l'histoire tragique, Mohamed Bouazizi dont une photographie de Philippe Poulpiquet nous montre la mère brandissant le portrait de son fils suicidé. Ayad a enquêté sur Faïda Hamdi, la policière qui aurait giflé Bouazizi à Sidi Bouzid. À Paris, dans le quatorzième arrondissement, une place porte désormais le nom du jeune immolé. Ayad a recueilli le témoignage d'un syndicaliste : « Nous avions inventé l'histoire de la gifle dans les heures qui sont suivi l'immolation de Mohamed Bouazizi. Tout comme nous avions inventé le fait qu'il était diplômé chômeur. Il nous fallait trouver un argument qui frappe les gens simples. Un homme giflé par une policière, ça choque dans cette région rurale et traditionnelle. » Reste que, simples ou compliqués, tous les gens admettront que Mohamed Bouazizi ne renaîtra pas de ses cendres et que de telles tragédies assombrissent le présent et l'avenir. Les combattants du feu et les médecins qui se battent pour sauver des vies ne sont pas oubliés dans les commentaires de Rukh. Un reportage moins traumatisant succède aux dessins de Kitsunov qui évoquent d'un trait puissant ce qui se passa en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et les premiers jours de janvier. Ce reportage encourageant, c'est celui de Hachemi Ghozali. Il a accompagné en Mauritanie Azzedine Salek à la rencontre du père de celui ci qui rêvait de lancer la première chaîne de télévision mauritanienne privée : « En arrivant à Ouadane, ville imposante au milieu du désert, avec ses maisons vieilles de plusieurs siècles, son fameux minaret à l'architecture en pierres sèches, je découvre enfin pour la première fois, à quelques centaines de mètres de là, dans les dunes du Sahara qui s'étendent à l'infini, Mauri vision, la Télévision du Sahel ». Le Koweitien Naif Al Mutawa, toujours sous la plume de Hachemi Ghozali, voit sa bande dessinée de super-héros originaires du monde islamique décryptée finement. Céline Housset Bourget décrit, quant à elle, le « formidable nid d'espoir et de mobilisation » que constitue » un petit bout de Syrie sur les bords du Nil [...où] des femmes et des hommes, actifs à leur manière dans le soutien de la révolte populaire, ont tout abandonné (...) chacun organisant sa (sur) vie en Egypte ». Les lecteurs de Rukh découvriront ensuite, toujours en Egypte, les montagnes du Sud-Sinaï somptueusement photographiée par Francesca Leondardi tandis que Samuel Forey raconte les journées des uns et des autres, par exemple celle de Salem qui, la crise aidant, « fait pousser de l'herbe et de l'opium à l'extérieur du village pour nourri sa famille. » On n'oubliera pas non plus le témoignage de cet homme qui, passant devant une école en ruines dit : « ça fait des mois qu'elle doit être rénovée, cette école. Mais ça n'avance pas à cause de l'argent détourne (...) C'est nous qui devons changer le système, personne ne le fera à notre à notre place ». Le peintre Yassine Mekhnache, dit Yaze, nous est ensuite conté par Rachid Djaïdani : « Le Mystère est une route qu'il est bon de prendre, / tout comme se laisser emporter dans le voyage intérieur... ». Ramdane Touhami a rencontré à Chinatown (New York) « trois designers décalés que tout rapproche au lieu de séparer : un Palestinien, une Israélienne et une Russe » qui aimeraient que « dans vingt ans l'histoire se rappelle de nous comme des gens qui ont marqué une vraie différence dans la mode ». La cinéaste libanaise Danielle Arbid est interviewée par Juliette Rabat. Beaucoup de ses films parlent de la guerre avec une force puisée dans l'intime de l'intime. Pour les lecteurs marocains, le clou de ce premier numéro de Rukh sera, bien sûr, le portrait fouillé que Reda Allali dresse d'Ibrahim Afellai, joueur du Barça et fier de ses origines berbères. Retour au Liban pour parler d'architecture et de préservation du patrimoine puis une nouvelle du grand écrivain libyen Ibrahim al-Koni traduite en français par Philippe Vigreux. Le prochain numéro de Rukh paraîtra à l'automne 2012. Pour saluer la qualité de cette revue, il nous suffira de signaler qu'elle nous a rappelé la vivacité et la curiosité qui présidaient à l'une des plus remarquables revues de reportages et de réflexion (aujourd'hui disparue) L'Evénement que dirigeait avec une générosité aristocratique l'écrivain Emmanuel de la Vigerie... C'est dire que Rukh vaut le détour.