Je regardais la bouche de Vénus, à Tanger, ville que je n'avais pas vue depuis trente ans et que j'allais revoir durant cinq jours. Je regardais sa bouche, et dans sa bouche ses dents, et entre ses dents des fragments d'aliments. On m'avait raconté les dîners qu'elle donnait à Paris, dans son bel appartement de l'avenue Raphaël, en faveur de notabilités littéraires grandes et petites. Je m'étais plusieurs fois bruyamment enquis de la possibilité d'y être convié sinon spontanément, du moins bel et bien. Chaque fois que ma suggestion appuyée semblait laisser quelques marques de stupeur sur le visage de mon interlocutrice, un masque presque idiot venait remplacer instantanément le beau visage d'oiseau bagué de la poétesse libanaise. Alors, je m'enferrais en lui proposant facétieusement de «m'entretenir» peu ou prou, de faire un «geste» de m'avancer un peu de fraîche, de me filer un peu de blé, de me tirer d'affaire un jour ou deux. Je disposais tout de même d'un argument en ma faveur : Michel Tournier m'ayant vu m'empiffrer m'avait un jour prédit : «Tu finiras en gros Libanais.» Pourquoi attendre plus longtemps ? J'étais partant, fût-ce à Tanger. La pauvre Vénus n'était pas indifférente : elle souffrait du jet-lag. Paris-Casablanca-Tanger. Elle avait été à deux doigts de nous priver de sa présence. Quelque chose d'écœuré la lestait. Ses pensées étaient ailleurs. Elle se souvenait d'une sieste, ou d'un désir de sieste, d'un petit lunch. Elle n'allait pas nous vomir dessus, mais la tête lui tournait, le cœur n'y était pas. Elle allait sans doute s'étonner de ne pas être entourée d'une cour de lectrices admiratives lui tendant chacune un cure-dent de couleur différente lorsque la danse des cure-dent putatifs fut interrompue par le surgissement d'un poète barbu au front bombé qui répondait au nom de Werner Lambersy. J'avais toujours feuilleté ses ouvrages avec curiosité, la littérature belge étant une des dilections de l'honnête homme. Mais nos relations avaient viré à l'aigre depuis le 13 septembre 2001. Ce jour-là, en effet, j'avais croisé Werner dans une gare en compagnie de son petit garçon. Le père crut finaud de me saluer aux cris de «Bonjour Oussama !» Et le voici à Tanger disant : «Bonjour Vénus, as-tu fait bon voyage ?» Bien élevée, Vénus l'interroge : «Tu connais Salim ?» «Non, il connaît Oussama. C'est le sobriquet dont-il m'a affublé après le 11 septembre. Aussi, je ne le salue plus.» Vénus est consternée. Dans son monde, on avale tout sans broncher, on appelle ça la politesse. Werner devient pourpre et me lance : «Tu as bu.» Je réponds : «Tu sais très bien que je n'ai pas bu. Tu sais très bien que je dis la vérité.» «Tu mens, je n'ai jamais dit ça. Je vais te casser la figure.» «Tu peux me casser la figure. Je n'ai pas peur.» «Je sais que tu n'as pas peur.»dit-il avant de s'éloigner. Vénus me regarde d'un air las : «Tu te fais des ennemis inutilement. Tu sais bien qu'on ne peut pas toujours dire la vérité. Est-ce que tu vas bien, au moins ?» Cela me ramenait à un épisode précédent, place Saint Sulpice, au Marché de la poésie. Abdellatif Laâbi m'invitait à l'accompagner pour assister à l'hommage par les poètes parisiens à leur ami belge longtemps chargé de l'action culturelle wallonne et bruxelloise auprès du public français. J'avais alors raconté à Abdellatif comment Werner m'avait délicatement oussamisé. Et j'avais même précisé que c'était tout le problème avec les poètes fonctionnaires à la Werner : ils en viennent à tenir leur salaire pour une immunisation contre leur propre bêtise. Ils vous terrorisaient volontiers avec leurs points de retraite comme des armes de jet. Heureusement, j'ai eu le plaisir de recevoir plus tard, de Daniel Soil, alors homologue r'bati de Werner, un petit ouvrage réunissant les textes de poètes belges et de poètes marocains qui s'étaient retrouvés à Rabat. Et puis, cela me faisait tout drôle de parler à Claude Royal-Journoud, à Tanger, car ce poète, j'avais plutôt coutume de le rencontrer au carrefour Mabillon. Premier éditeur (londonien !) de Mohamed Khaïr-Eddine, il méritait plus que personne d'être invité à respirer le même air que les poètes marocains. En 2002, je revins du Salon du livre de Tanger riche de trois vers dédiés à Mohammed Drissi, ce peintre marocain qui mourut d'une crise cardiaque dans le métro parisien alors qu'il gagnait avec ses valises la Cité Internationale des Arts où il aurait dû séjourner plusieurs mois. El Jerroudi a inventé une formule inouïe pour dire la liberté inaccessible aux vivants : Tu as tous les rivages du monde Pour accoster un jour Au cœur de ton pays natal.