Francis Lacassin a republié en 1976 dans un volume intitulé «A la recherche de l'homme nu» (Mes apprentissage, 2) -collection 10/18, n° 1053- le reportage de Georges Simenon en 1932 dans l'hebdomadaire Voilà : «L'Heure du nègre». Quatre ans après ce reportage, Simenon annonce à des amis qu'il part «la semaine prochaine» refaire un tour d'Afrique. «Et une voix, derrière moi, me dit : Non, Monsieur Simenon, vous ne partez pas la semaine prochaine. Je me retourne, c'était un monsieur en bras de chemise comme moi. Je lui ai demandé : Ah ! Et qu'est-ce qui m'en empêcherait ? Il me répond : le gouvernement, autrement dit : moi. Comment, vous ? Il me dit : je suis Pierre Cot, le ministre de l'Intérieur. Nous avons décidé, au Conseil des ministres, que ce reportage ne se ferait pas et qu'il ne paraîtrait donc pas». Il y avait donc de quoi déplaire dans «l'Heure du nègre». C'est bel et bien le regard d'un journaliste et parmi les plus soucieux du fait vrai, le regard d'un moraliste et absolument pas persuadé que le génie propre de l'Afrique ne pouvait se priver de l'épisode colonial. Simenon décrit «deux affiches officielles, cernées de couleurs tricolores. Jeunes gens, engagez-vous dans l'armée coloniale…». Et le voyageur de noter la présence d'«un sous-officier bien habillé et d'une négresse nue qui semble tendre vers lui un sein lourd comme un fruit». Mais il se refuse à l'illusion : «Le sein de l'affiche est vrai. Il en défile d'admirables devant moi. Ce qui n'est pas vrai, c'est que ce sein soit pour nous». Simenon veut dessiller ceux que pourraient tromper les affiches de l'armée coloniale. Aussi évoque-t-il le jeune homme dans un village du Loiret qui a signé un nouveau contrat avec son patron de Port-Gentil : «Il raconte si bien qu'il s'y laisse prendre lui-même et qu'il a soudain la nostalgie de là-bas. Là-bas où du moins, le fait d'être un Blanc, le dernier des Blancs, est déjà une supériorité». Au Congo Belge, il entend cet aveu : «Quand il n'y a pas de prisonnier, on en fait ! Aucun nègre ne peut se vanter d'être en règle avec les lois !». Les prisonniers servent à l'entretien du poste, aux travaux municipaux. Simenon écrit avant et après tant d'autres : «Le maître, le vrai maître, celui qui conduit le troupeau à peau noire et à peau blanche, les bêtes et les plantes, c'est l'Afrique !». Cette «domination» n'a tout de même pas des effets identiques. Ainsi, le Congo-Océan tue-t-il en moyenne un nègre par traverse et un Blanc par kilomètre. Dans la partie de son reportage consacrée à l'emprise de la magie, «Au pays des innocents», Simenon rencontre l'infranchissable silence collectif, celui des Blancs prudents et des Noirs solidaires. Le Soudan anglais surprendra d'autant plus Simenon que celui-ci a pu déjà constater le mélange entre Noirs et Blancs existant à Port-Gentil. «Dès l'abord, quelque chose vous choque, vous vous demandez quoi. Et vous découvrez enfin que c'est l'absence d'indigènes. Il n'y en a pas un, hormis les domestiques ! Les nègres sont ailleurs. On les prie de bâtir une ville plus loin, à quelques kilomètres, où ils sont chez eux, tandis que les Anglais sont chez eux dans leurs murs». La question que se pose Simenon : «Qui, des Anglais, des Belges ou des Français se fera mettre le premier à la porte de l'Afrique ?». Simenon conclut son reportage en cédant la parole à un vieux Blanc «décivilisé» qui a sa case dans tous les villages : «L'Afrique nous dit m… et c'est bien fait». C'était une réplique sans appel à la campagne d'affiches de Citroën pour la Croisière noire qui marqua le lancement publicitaire des voitures à chenilles. Les affiches disaient «l'Afrique vous parle». Une réponse qui, quatre vingts-ans plus tard, s'est modifiée en des termes divers dont le mot Chine qui ne serait pas venu à l'esprit au lecteur quand Simenon écrivait «L'Heure du nègre». Quant au mot malien, il désigne notamment aujourd'hui la nationalité d'un scientifique préparant à la NASA la future «conquête» de la planète Mars.