Très peu de pays s'étaient offusqués de l'interruption du processus démocratique qui avait conduit le FIS algérien au pouvoir en 1991. À l'époque, on clamait partout qu'on ne pouvait accepter la démocratie pour les ennemis de la démocratie. Au final, même les amis de la démocratie en étaient privés. En 2006, les élections législatives en Palestine ont permis aux islamistes du Hamas de remporter la majorité au Parlement. Plus proche de nous, la très laïque Tunisie de Ben Ali a offert au parti Ennahda la quasi majorité à l'assemblée constituante. Tout semble accréditer l'idée que les mouvements islamistes sont bien ancrés dans le monde arabe et que tout scrutin libre les mettrait au pouvoir. C'est une hypothèse qu'on présentait comme cauchemardesque. Cela a fini par valider l'idée que la démocratie est finalement un danger et qu'il ne restait aux citoyens comme alternative que d'accepter des régimes autoritaires. Si la réalité de l'ancrage culturel de l'islam dans les pays arabes ne fait plus aucun doute, un changement radical s'est opéré dernièrement dans la vision des partis politiques islamistes et dans celle de l'Occident lui-même. Catherine Ashton et la Commission européenne n'ont pas manqué de féliciter Ennahda pour sa réussite aux élections. Le président du Parlement européen, Jerzy Buzeket, a rendu visite au président du CNT libyen quelques jours seulement après que ce dernier a déclaré que la Libye appliquerait la Charia et que l'interdiction de la polygamie y serait levée. Ces propos, bizarrement, n'ont trouvé dans la presse européenne qu'un faible écho. On a l'impression que les Occidentaux cherchent à nous rassurer sur les intentions de nos islamistes, comme pour se rassurer eux-mêmes. J'ai lu sur ces événements des analyses d'une rare objectivité. Les commentateurs rappellent que la charia n'est pas aussi terrifiante qu'on le pense et qu'elle est reconnue partout dans le monde musulman comme source de législation, que l'islam des Libyens est un «islam modéré» et qu'Ennahda est presque un parti laïc. Cette attitude nouvelle ne doit pas être étrangère au printemps arabe et à l'arrivée de nouveaux acteurs sur la scène. L'Occident a compris que la dictature ne constituait pas un rempart contre l'islamisme et qu'elle le nourrit, même. Aujourd'hui, les conditions d'une nouvelle alliance entre l'Occident et les islamistes sont là. Pour l'Occident pragmatique, les mouvements islamistes sont une réalité incontournable qu'il convient de gérer au lieu de contrer. Cependant, si le printemps arabe a, de toute évidence, amené l'Occident à réviser ses positions, la mise en place de structures démocratiques a aussi contraint les partis politiques islamistes à repenser leur légitimité sur de nouvelles bases. Avant, ils représentaient dans leur variante radicale, l'unique alternative aux régimes autoritaires et corrompus. Désormais, une troisième voie s'est ouverte. Celle de la réconciliation de l'islam avec la modernité et la démocratie. Les autres religions avaient réussi cette réconciliation depuis longtemps. Leur système démocratique ne semble jamais ébranlé, même quand des extrémistes religieux ou leurs idées arrivent au pouvoir. Que ce soit dans l'Amérique de Bush ou dans les différents gouvernements israéliens, jamais les principes de la démocratie, de la liberté et de la souveraineté du peuple ne sont remis en cause. En terre d'islam, des modèles similaires existent en Turquie, en Indonésie, en Malaisie, mais dans aucun pays arabe. Tous les partis islamistes ne jurent plus que par le modèle turc, qui conçoit le développement dans la collaboration et non la confrontation avec le reste du monde. Sans verser dans l'angélisme béat, qui considérerait le changement du discours comme un changement de la réalité, nous sommes certainement en train d'assister à une métamorphose des mouvements islamistes, qui essayent d'endosser l'habit de la démocratie. Bien sûr, la question de la sincérité de leur discours ne peut être esquivée. Leurs bonnes dispositions actuelles ne seraient-elle qu'une tactique habile? Comment le savoir, si ces partis n'accèdent jamais au pouvoir? C'est un risque que tout le monde semble aujourd'hui prêt à prendre. Pour cela, il faut faire confiance au système démocratique qui permet que les éventuelles erreurs ne puissent durer que le temps d'une législation. Les islamistes savent que le challenge pour eux n'est pas tant d'arriver au pouvoir que de convaincre pour y rester. Ils jouent leur crédibilité et leur normalisation. Une démocratie ne peut vivre sans l'implication des citoyens. Or, on a convaincu les Marocains que la politique était un monde sordide. Ceux qui voudraient garder leur dignité ne s'y aventurent jamais. Aujourd'hui, les porteurs de projet d'une société moderne sont justement ceux qui ne votent plus. Il serait peut-être temps, avec tous les changements qui s'opèrent autour de nous, qu'ils réinvestissent la politique. Même s'il est très difficile de retrouver la confiance, quand on l'a perdue pendant tant d'années.