La fierté et l'inquiétude. Les Tunisiens oscillent entre l'un et l'autre à la veille de l'élection du 23 octobre prochain. Fierté d'avoir initié le «printemps arabe». Fierté aussi d'être les premiers à s'être débarrassés de leur président autocrate, Zine Abidine Ben Ali. Et fierté encore d'être les premiers à voter pour de nouvelles institutions, d'être regardés comme un laboratoire : l'exemple de ce qu'il faudra faire … ou ne pas faire. Mais une grande inquiétude traverse aussi le pays. Que vont donner les élections dans un pays qui n'en a jamais connues. Les victoires présidentielles à répétition de Ben Ali dépassaient toujours les 90%. Même Habib Bourguiba avant lui, visionnaire autoritaire, ne faisait pas totalement confiance aux urnes. Or nul ne sait ce que veulent vraiment les Tunisiens ? Quels sont leurs rêves ? Qui veulent-ils mettre au pouvoir ? Les partis démocrates et modernistes qui étaient brimés sous Ben Ali ? Ou le parti religieux, Ennahda, dont les militants sont passés par la prison et l'exil ? Nul ne sait. Les sondages ne sont pas crédibles, les indécis nombreux et le mécano électoral compliqué (un scrutin de liste à la proportionnelle et au plus fort reste). Les Tunisiens ont donc la désagréable impression d'être au bord d'un gouffre et de devoir y sauter sans élastique. Car l'enjeu est de taille. Il s'agit d'élire une Assemblée constituante qui sera chargée de rédiger la nouvelle loi fondamentale du pays, de choisir pour un an un président de la république intérimaire et un Premier ministre. Que le gagnant soit le parti islamiste Ennahda ou les partis modernistes et démocratiques n'est pas indifférent. La Tunisie aura-t-elle, dans un an, une constitution religieuse ou va-t-elle garder le modèle le plus séculier du monde arabe que lui avait donné Bourguiba ? Tel est l'enjeu. Car les différents partis ne se sont pas entendus à l'avance (comme ils veulent le faire en Egypte) sur un socle démocratique commun qui permettrait de ne pas changer l'image du pays. Certes, le mode de scrutin à la proportionnelle a clairement été choisi pour éviter qu'un parti – en l'occurrence Ennahda – n'emporte la majorité des sièges. Il est néanmoins certain qu'il sera le premier parti du pays, loin devant les autres. Mais quel sera son score ? 20% comme l'estiment les optimistes ? 30%, disent certains ? La majorité, comme l'affirment les responsables du parti ? Dans le doute, chacun prend ses désirs pour des réalités. Il est deux évidences à dix jours du vote. La première : pas question d'effrayer les Tunisiens qui depuis Bourguiba ont l'œil rivé sur la rive nord de la Méditerranée et encore moins les pays européens dont la Tunisie a besoin. Ennahda se dit désormais un parti «à la turque» (moins la laïcité) et non plus islamiste, et tient un langage rassurant. «Erdogan, le Premier ministre turc a été l'élève de Rachid Ghannouchi (le fondateur d'Ennahda)», affirme un responsable du mouvement. Aussi, assure-t-il que l'égalité entre hommes et femmes sera préservée, et que la société ne se verra pas imposer de règles religieuses contraignantes. La seconde : certains partis volent déjà au chevet de la victoire et ont commencé, en secret, à négocier avec Ennahda qui assure qu'il ne veut pas gouverner seul.