Les ambitions de renouveau sont affichées. Le passif politique étant désormais apuré, les deux Royaumes empruntent l'avenir avec sérénité, armés d'une volonté ferme d'être les acteurs majeurs de la région. Mohammed Zakaria Abouddahab La Réunion de haut niveau Maroc-Espagne, tenue les 1er et 2 février à Rabat, marque un tournant dans les relations entre les deux pays. Un nombre record d'accords ont été signés et une ferme volonté de renforcer l'axe Rabat-Madrid a été affichée. Ce renouveau entraîne avec lui un dynamisme économique, que les milieux d'affaires entendent bien exploiter dans le cadre de relations triangulaires orientées Europe et Afrique. Le point avec Mohammed Zakaria Abouddahab, professeur de relations internationales à l'Université Mohammed V de Rabat. Peut-on parler aujourd'hui d'un avant et un après de cette Réunion de haut niveau ? Cet évènement tenu début février à Rabat marque sans doute un tournant majeur dans les relations entre les deux pays qui, traditionnellement, étaient marquées par des tensions quasi endémiques. Désormais, le principal nœud de la conflictualité a été dénoué, compte tenu du revirement de la position espagnole à propos du Sahara marocain, en mars 2022. Il reste encore des points d'achoppement à examiner dans un esprit de concertation comme la question de la délimitation maritime et le statut des deux villes marocaines, Sebta et Melilia. Les deux parties ont en effet convenu d'asseoir leurs relations stratégiques sur des principes fondamentaux, gage contre toute rupture ou de revirement. Ces principes sont la transparence, l'abstention de prendre des mesures unilatérales, la concertation permanente et le respect et l'application des engagements pris suivant le principe de droit international «Pacta Sunt Servanda». A l'issue de la Réunion de haut niveau, les deux parties ont conclu environ une vingtaine d'accords et une déclaration commune qui préconise une feuille de route substantielle de 74 points. Décidément, et compte tenu de l'ampleur du chantier de règne ainsi ouvert, nous sommes tentés de considérer qu'il y aura un avant et un après février 2023. L'année 2023 sera celle des élections en Espagne… Un changement à la tête du gouvernement aura-t-il une éventuelle incidence sur ces relations ? Le matelas d'intérêts entre l'Espagne et le Maroc agira comme un rempart contre tout revirement brusque de situation. Les décideurs des deux pays sont suffisamment intelligents pour éviter un scénario de rupture. Le train du partenariat maroco-espagnol semble irréversible, quelle que soit la conjoncture du moment ou la donne politique dans chaque pays. En termes de politique publique, l'on emploiera l'expression de Path dependence (dépendance au chemin emprunté) pour qualifier cette relation de plus en plus ancrée. Il est vrai qu'il y a en Espagne des voix de contestation contre cette démarche stratégique, mais beaucoup d'observateurs et de spécialistes estiment que la position espagnole, notamment au sujet du Sahara marocain, est une position d'un état et non seulement d'un gouvernement. Du côté marocain, des efforts considérables et constants doivent être menés en matière culturelle, communicationnelle et sociologique pour une meilleure compréhension de la société espagnole. L'anticipation évitera des scénarios défavorables. Des efforts qui doivent également être menés sur le volet économique, notamment en matière d'investissements espagnols au Maroc qui demeurent modestes... Tout à fait. La base de l'entente maroco-espagnole est l'apurement du passif politique. En vue de pérenniser la relation, il conviendrait de l'inscrire dans une logique d'interdépendance poussée, de telle sorte que les racines de la conflictualité disparaîtront ou, du moins, s'estomperont. On notera qu'à l'heure actuelle, l'Espagne s'affiche comme premier fournisseur commercial du Maroc, détrônant ainsi la France pratiquement depuis 2013. Le Maroc, quant à lui, est le troisième fournisseur de l'Espagne en dehors de l'Union européenne, après les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Cela dénote d'un dynamisme remarquable de part et d'autre, attesté par la présence d'un nombre important d'entreprises espagnoles au Maroc (plus de 1.000) et d'un flux d'investissements allant crescendo. D'ailleurs, au terme de cette rencontre, l'Espagne a décidé d'allouer un montant de 800 millions d'euros pour soutenir les entreprises désireuses d'investir au Royaume. Le volume des échanges entre le Maroc et l'Espagne s'élève à presque 20 milliards d'euros, ce qui illustre une évolution tendancielle. Quel rôle peuvent jouer Rabat et Madrid au niveau géopolitique, dans le cadre des changements profonds qui s'opèrent actuellement au niveau des chaînes de valeur mondiales ? L'Espagne et le Maroc semblent plus que jamais alliés, condamnés à coopérer activement et fortement. Les déterminants géographiques et historiques sont ici décisifs, renforcés par l'imbrication des intérêts et des projections géostratégiques croisées. Le Maroc, en tant que puissance relationnelle, servira de pont à l'Espagne pour conquérir des parts de marché au niveau de l'Afrique de l'Ouest. A son tour, l'Espagne facilitera au Maroc une meilleure intégration au marché européen. Les chaînes de valeur y trouveront ici tout leur sens, surtout en perspective de l'opérationnalisation de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) dont le Maroc est partie intégrante. Le Royaume pourrait également faire jouer ses accords de libre-échange. Les deux partenaires peuvent donc faire jouer le cumul diagonal et monter des joint-ventures dans l'intérêt particulièrement des entreprises des deux pays. La même démarche pourrait s'étendre à l'espace maritime. Les horizons stratégiques sont donc prometteurs. Quid des flux migratoires ? Le rôle du Maroc est plus que jamais indispensable pour contrôler ces flux à destination de l'Europe... Après le déblocage de la relation entre les deux pays, le Maroc a contribué durant l'année 2022 à la neutralisation d'un nombre considérable de tentatives d'immigration irrégulière vers l'Espagne dépassant les 60.000 cas. Par conséquent, le Maroc apparaît pour l'Espagne, plus que jamais, comme l'allié incontournable pour la régulation des flux d'immigration irrégulière entre les deux rives et la lutte contre les périls et les menaces y afférentes comme le crime transnational organisé, le terrorisme ou la traite des êtres humains. Le Royaume est bien outillé pour remplir ce rôle régional et il compte parmi les rares pays ayant adopté, de manière volontaire et engagée, une politique audacieuse en matière d'immigration, appuyée par une stratégie nationale proactive. Par ailleurs, le Maroc s'acheminerait probablement vers la conclusion d'un véritable accord de réadmission avec l'Espagne, tel que cela ressort de la lecture du contenu de la feuille de route de février 2023. Cette action sera sûrement saluée par l'Union européenne qui, depuis longtemps, demande au Maroc de conclure ce genre d'accords. Tout au moins, cet accord concernerait les Marocains en situation irrégulière en Europe.