Le Maroc compte une vingtaine d'éditeurs se consacrant à la littérature générale ; ils sont 850 en France… A l'heure où se profile le Salon du livre de Tanger et celui de Casablanca, le SIEL, il n'est pas inutile de rappeler que ce secteur capital de notre culture est en perdition et que ce n'est pas là une fatalité. Le métier d'éditeur est incertain. Les plus modestes sont fatalement exposés aux intempéries, les moins fragiles n'en sont pas à l'abri. Il suffit de deux ou trois revers pour que le château, bâti pourtant à chaux et à sable, s'écroule et les illusions avec. Prenez Belvisi, voilà une maison qui avait pignon sur rue, arborait une façade resplendissante et semblait tenir solidement sur ses fondations. Puis, un jour, elle s'effondra. On n'en sut jamais la cause. Il ne se passe pas une année sans que deux éditeurs au moins s'évanouissent ainsi dans la nature, dans «l'indifférence générale», déplore Abdelkader Retnani, propriétaire d'Eddif. Rien ne prédisposait Retnani à ce sacerdoce. Il coulait des jours heureux dans l'agroalimentaire quand sa femme Amina et son amie, Marie-Louise Belarbi, se mirent à lui instiller comme une drogue douce, la passion du livre. L'effet fut foudroyant : le néophyte troqua fruits et légumes juteux contre des nourritures spirituelles peu fructueuses. C'est ainsi que la maison Eddif vit le jour. Abdelkader Retnani tenait à apposer d'entrée de jeu sa griffe. Alléché par l'odeur de soufre qu'exhalait l'essai d'une jeune inconnue, Soumaya Nouâman Guessous, il s'y précipita, le dévora, s'en reput, puis l'édita. Au-delà de toute pudeur fit un score honorable, toutes proportions gardées. Trois mille exemplaires en deux ans. Réédité une première fois, il s'imposa en une année et demie, puis se mit à exploser à chaque réimpression, au point qu'Eddif prit l'habitude de le rééditer tous les ans à 4000 exemplaires. Avec 44 000 ventes, Au-delà de toute pudeur est un phénomène de l'édition marocaine. Une heureuse et étonnante exception. Abdelkader Retnani publia ensuite Les voilées de l'Islam, de Hinde Taarji. Là encore, il eut le nez creux: 6 000 exemplaires vendus, un record à l'échelle de l'édition marocaine. Puis il enchaîna les «triomphes» avec Soldats, domestiques et concubines, de Mohamed Ennaji, Ma vie, mon cri, de Rachida Yacoubi, L'amour circoncis, de Abdelhak Serhane… qui, tous, tutoyèrent la barre des 7 000 exemplaires. «Au-delà de toute pudeur», l'heureuse exception Retnani affirme ne pas avoir d'autre prétention que celle, humble, si l'on ose ce paradoxe, de faire partager, au fil d'une carrière semée d'embûches et de coups de veine, le goût de la chose littéraire. Mais il ne peut s'empêcher de s'enorgueillir d'avoir talqué et langé une nouvelle génération d'écrivains marocains parmi lesquels Bahaa Trabelsi, Youssouf Amine El Alamy, Nadia Chafik, Siham Benchekroun… Tous devenus des «auteurs à succès», lequel succès devrait gonfler l'escarcelle d'Eddif. Or, si cette maison paie de mine, elle ne roule pas sur l'or. Loin s'en faut. De l'aveu de son big boss, ses difficultés financières nourriraient à elles seules un poème épique ou «l'Enfer» de Dante. «Nous avons en stock 250 titres et 250 000 exemplaires invendus. Ce qui représente une perte sèche de 3 millions de dirhams». A plusieurs reprises, Retnani fut aux abois, à chaque fois, il était tenté de jeter l'éponge, invariablement, il se ravisait. Retranché derrière le nuage de fumée qui monte de son cigarillo, il s'abrite, lorsqu'on lui demande pourquoi il continue d'exercer ce métier malgré tous ses déboires, derrière la réponse naguère formulée par Samuel Becket : «Bon qu'à ça». Le cas d'Eddif, considéré comme le plus prestigieux et le plus fortuné éditeur, donne la mesure de l'étendue du marasme dont pâtit le secteur. Pourtant, ils ne sont que vingt à se vouer à la littérature générale (850 en France). Il n'est pas besoin, donc, de jouer des coudes pour se frayer un chemin. On invoque systématiquement l'analphabétisme pour rendre compte de l'état peu réjouissant de l'édition. A forte raison. Il faut ajouter malheureusement au lot des dépossédés de la culture, les heureux élus qui en ont la clé mais n'en jouissent pas. Sur une vingtaine d'étudiants interrogés, seul un d'entre eux a lu intégralement un livre pendant l'année 2003. Et c'est un Harry Potter que son cousin lui a rapporté de France. Désespérant ! Et les éditeurs sont désespérés. En 2002, quatre livres en tout et pour tout ont franchi le cap des 3 000 exemplaires vendus : Tazmamart, Oser vivre, Une vie à trois, Héros sans gloire. Les autres peinèrent souvent à atteindre les 1000 exemplaires. Parfois, il s'en trouvaient à mille lieues. «Pour qu'un éditeur puisse s'en sortir sans grands dommages, il faut qu'il tire, au minimum, à 3 000 exemplaires. A 1500, il amortit ses frais, au-delà il fait des bénéfices», précise Abdelkader Retnani. Pour mieux comprendre les difficultés de l'éditeur, il faut savoir que sur le prix d'un ouvrage, il perçoit à peine 15 %, contre 35 % pour le diffuseur et 30 % pour le libraire. Quant à l'auteur, qui compte pour des prunes, il doit se contenter de10 %. Sur le prix d'un livre, l'éditeur perçoit à peine 15 % Niant l'évidence, Retnani refuse de rapporter la morosité du secteur éditorial au peu de goût des Marocains pour la lecture: «Contrairement au lieu commun fort répandu, le Marocain porte une curiosité pour le livre. Mais il faut que celle-ci soit éveillée. Or, les médias, dont c'est une des nobles fonctions, rechignent à sensibiliser le public aux nouveautés qui paraissent sur le marché» Quand ils se donnent cette peine, le résultat est tangible. Au-delà de toute pudeur n'aurait pas connu le triomphe, qui fut son lot, sans le battage médiatique qui accompagne sa parution. L'âge d'or de l'Islam, de l'Iranien Ali Mazahiri, édité par Eddif, serait passé inaperçu, sans les différentes émissions qui lui furent consacrées. Mais rares sont les titres qui peuvent jouir de ce privilège. D'ailleurs nos chaînes dites publiques, soucieuses surtout de la sacro-sainte rentabilité, ne dédient aucune plage horaire au livre. Abêtissez-vous, abêtissez-vous !, conseillait Pascal. Snobé par les médias, le livre est aussi desservi par ses servants naturels, qui sont les libraires. Par timidité, le Marocain hésite à franchir la porte d'une librairie. Quand il s'y résout, il ne trouve personne pour guider ses pas. C'est que nos librairies, à l'exception du Carrefour des livres, de Kalila wa Dimna ou des Belles images, ne sont pas dirigés par de véritables libraires mais par de simples marchands. A qui les éditeurs, dans une grogneuse unanimité, jettent la pierre. «Ils nous traitent de haut en bas, ne bougent pas le petit doigt pour acquérir les nouveautés. Il faut qu'on use de tous les arguments possibles et imaginables afin qu'ils daignent le faire. Selon eux, le livre n'est guère rentable. Ils misent plutôt sur les manuels scolaires pour vivre», se plaint un éditeur. Comme ses pairs, il fait les frais de tant d'embûches. Si au moins les pouvoirs publics venaient à la rescousse, les éditeurs ne seraient pas acculés à tirer le diable par la queue. Là encore, c'est le désenchantement. Depuis dix ans, l'Association marocaine des professionnels du livre remue ciel et terre pour inciter les communes à consacrer chacune un budget modique de 5 000 DH à l'achat de livres. Comme il y a 1 650 communes au Maroc, ce geste aurait des effets heureux sur le secteur éditorial. Mais cette bouteille à la mer est lancée en vain. En revanche, le ministère de la Culture ne fut pas insensible à l'appel, même s'il ne s'y est pris que récemment. Depuis deux ans, il se procure une centaine d'exemplaires par titre paru, sauf qu'il se fait tirer l'oreille pour s'en acquitter. Mieux vaut tard que jamais, se consolent les éditeurs. Accentuant son soutien, le ministère de la Culture participe, depuis l'an 2000, aux frais d'impression à hauteur de 50 %. Chose qui allège sensiblement le coût de production. Reste que l'aubaine ne profite pas à tout le monde, étant soumise à des conditions souvent incompréhensibles. En 2001, seuls trente titres en furent les bénéficiaires, quarante en 2002. Ce qui est fort peu. Au ministère de la Culture, s'ajoute un autre «perfuseur»: le bureau du Livre de l'ambassade de France. Soucieux de promouvoir la francophonie, il se fend d'une aide financière représentant 30% des frais. Une bouffée d'oxygène pour l'édition, qui se raréfie malheureusement depuis que la paierie générale a imposé un délai de six mois à la parution de l'ouvrage subventionné. Echéance que beaucoup d'éditeurs, pour des raisons de force majeure, se montrent impuissants à honorer. Conséquence : l'édition, en dépit des perfusions, demeure moribonde. Les pouvoirs publics à la rescousse Le roman, la poésie et l'essai sont les plus atteints. Le beau-livre et le livre pour enfants, en revanche, semblent se porter comme un charme. Le premier trouve preneur chez les banques, les fondations et les entreprises qui se l'arrachent comme des petits pains. Malgré un tirage précautionneux, entre 2000 et 3000 exemplaires, les éditeurs y trouvent leur compte. Mais rares sont les maisons qui s'y aventurent, à cause de l'investissement qu'il requiert : entre 400 000 et 500 000 DH. Le livre pour enfants constitue un créneau porteur, sur lequel, incompréhensiblement, peu d'éditeur se jettent. Deux, en tout et pour tout. Yomad et La Croisée des chemins, avec des fortunes diverses. L'une eut l'ingéniosité de confier les textes à des auteurs de renom : Driss Chraïbi, Mohamed Dib, Abdellatif Laâbi, Abdelhak Serhane. Avec bonheur. Les œuvres, joliment illustrées, imprimées en gros caractères et proposées au prix de 40 DH, s'écoulaient à une vitesse vertigineuse. Las ! l'euphorie s'est émoussée, depuis que le bureau du Livre de l'ambassade de France a retiré son soutien financier à Yomad. Aujourd'hui, elle vivote. En deux ans, 2002 et 2003, deux titres, seulement, ont vu le jour. La Croisée des chemins, quant à elle, paraît à l'abri de la tourmente. Surfant sur la valorisation du patrimoine marocain, la maison prospère à vue d'œil : sept parutions en 2002, neuf en 2003. Et le meilleur est à venir. Le beau-livre et le livre pour enfants, deux lueurs dans le ciel enténébré de l'édition. Une piètre consolation.