Notre société a encore du mal à admettre l'existence d'un individu indépendant par rapport au groupe. Echappant au couple, le mariage devient alors le plus souvent l'affaire des familles qui continuent à imposer leur diktat. Parmi les conditions draconniennes fixées au fiancé : l'appartement au nom de la fiancée, la voiture, une dot consistante, des bijoux et une fête fastueuse où le mari engloutira deux à trois années de salaire. L'histoire de fiançailles que nous raconte cette femme de quatre-vingts ans nous projette dans les années quarante du siècle dernier. Ils étaient voisins, dans ce quartier traditionnel de Fès. Elle, dix-sept ans, apprenait la broderie sur tissu chez sa future belle-mère. Lui, vingt-et-un ans, est fils de la maâlma, artisan de son état. Il la contemplait de loin, l'aimait secrètement, était sensible à sa silhouette si fine, à ses gestes si raffinés, à son visage radieux. «Une semaine après, il envoya sa mère demander ma main à mes parents. Les hommes des deux familles se sont rassemblés un mois après pour lire la fatiha, un youyou discret retentit dans l'air, annoncant les fiançailles». La période de ces fiançailles, nous dit l'octogénaire, risquait de durer longtemps, alors, «en tout cas, jusqu'à ce que le futur époux se soit préparé matériellement et soit à même d'entretenir sa future épouse. Entre- temps, le mien me gratifiait de quelques petits cadeaux lors des fêtes religieuses pour me signifier son attachement. Une chose est sûre, mes parents ne demandaient pas plus à ce garçon qu'il n'était capable d'apporter, c'était le sérieux et la bonne moralité de la personne qui les intéressait». La période de fiançailles de ce couple qui était, dans ces années quarante, censée durer jusqu'à ce que le jeune homme puisse gagner suffisamment d'argent pour subvenir aux besoins de son épouse, allait se prolonger encore durant deux années en raison de l'incarcération du fiancé, dans les rangs des nationalistes. «Je l'ai attendu, vaillamment, et, à sa sortie de prison, une fête, sans grand tapage, célébra notre union pour toujours. Comme seul bijou, et c'est le plus beau cadeau de ma vie, cet anneau au doigt que je porte toujours.» La m'damma, les bijoux, les apparences, le faste, les cérémonies mirifiques du mariage, la dot faramineuse, tout cela n'existait-il donc pas à l'époque ? Pas de la même manière qu'aujourd'hui, en tout cas, répond la sociologue Fatima Mernissi : «Naguère, ce n'était pas la fortune ou l'ostentation qui prévalaient mais l'éthique. Ce qui était sacré, c'était d'assurer un bon avenir à son enfant. La société actuelle a perdu de vue l'éthique du projet social, comme c'était le cas pendant la période nationaliste». Le faste du mariage, signe extérieur d'appartenance sociale Autre époque, autre histoire. Nous sommes en 2000. Ilham, vingt-trois ans, est secrétaire de direction dans une grande société pharmaceutique. Bachir, vingt-six ans, est ingénieur commercial dans une société de produits métallurgiques. Ils se rencontrent un jour, au hasard d'une soirée chez des amis communs, se font les yeux doux, sympathisent, font les quatre cents coups et croquent la vie à pleines dents : restaurants, boîtes de nuit, voyages. La belle vie a duré trois ans. Les deux amoureux ne s'imaginent plus l'un sans l'autre, ils sont tellement heureux qu'ils décident de se lier pour toujours, pour le meilleur et pour le pire. Pourquoi attendre encore ? Ne sont-ils pas d'accord sur l'essentiel : fonder un foyer, acheter et meubler, d'abord et avant tout, un appartement pour se loger ? Ils décident alors de s'ouvrir de leur projet de mariage à leurs familles respectives, comme le veut la tradition : se marier sans l'assentiment de ses parents est très mal vu, voire un péché impardonnable. Or, alors qu'ils ne s'y attendaient pas, les choses prirent une tout autre tournure dès que les deux familles se mêlèrent de la mise en œuvre de ce beau projet d'avenir. «Ma dulcinée devint subitement taciturne. Je ne la pensais pas capable d'une telle volte-face : ses parents exigent une cérémonie de mariage digne d'une famille qui se respecte, elle ne peut la leur refuser, elle qui s'est toujours moquée des couples qui claquent leur argent dans des festivités de mariage trop coûteuses.» Triste paradoxe : à une époque où les Marocains sont de plus en plus libres, plus indépendants, plus cultivés, tissent des relations amoureuses en dehors de la famille, le poids de celle-ci et des traditions qu'elle véhicule continuent à imposer leur diktat, en déphasage avec les idéaux que cultive le couple moderne. Demander l'autorisation de la famille pour sceller le lien du mariage, «selon la loi du Coran et de la sunna», n'est pas une mince affaire. L'autorisation est souvent assortie de conditions draconiennes : l'appartement au nom de la fiancée, la voiture, une dot consistante, la m'damma en or, des bracelets et autres bijoux. Et, surtout, une cérémonie grandiose pour «crever les yeux de l'ennemi». Ce transfert à la famille du projet de mariage d'un couple, aussi moderne soit-il, est souvent problématique, explique la sociologue Soumaya Naâman Guessous, auteur de l'ouvrage Au-delà de toute pudeur. Pour elle, ce transfert signifie une chose importante : «Ce ne sont plus les deux individus qui parlent, mais deux communautés. Le projet est confisqué par elles pour établir ses règles et ses procédures. Beaucoup d'hommes accusent les femmes marocaines d'hypocrisie, car quand le projet appartient encore aux deux individus, elles donnent une image de modernité, refusant toute cérémonie ou festivité de mariage. Or, quand on en arrive aux choses sérieuses, le comportement change». S'agit-il d'hypocrisie, ou de traditions tenaces qui happent la femme, à son corps défendant? «Transféré à la famille de la fiancée, le projet devient une histoire de femmes : la mère, la grand-mère, la sœur, la tante, la cousine, la voisine. Une fois qus'il est entre leurs mains, les deux individus concernés ne sont plus des acteurs, mais des individus passifs sur lesquels s'exercent des pressions par le biais des conditions que l'on voudra imposer. On va passer de l'amour de deux individus à des négociations entre les deux familles du couple». La surenchère devient plus âpre si la sœur aînée de la fiancée, ou sa cousine ont été fastueusement mariées. La famille exigera alors les mêmes conditions du futur époux. Une chose est sûre, nous explique la psychologue Assia Akesbi M'seffer : «Dans la société marocaine, l'individualité est laminée par le groupe. L'entourage (sœur, mère, grand-mère, oncle, tante, etc.) s'immisce toujours par effraction et a tendance à envahir l'individu». Les bijoux imposés sont un capital en cas de répudiation Il y a plus de vingt ans, dans une étude magistrale intitulée Le commandeur des croyants, restée célèbre dans la littérature sociologique consacrée au Maroc, l'anthropologue américain Jean Waterbury ne disait pas autre chose. Selon lui, l'individu marocain ne se conçoit que dans la famille, la tribu, le clan, la communauté. Un individu vivant seul, se frayant son chemin seul, est considéré comme un personnage suspect, voire un fou. Immixtion dans l'affaire du couple est, dans beaucoup de cas, synonyme de son exploitation par sa famille. Des fois, les conditions imposées au mari par les parents au moment de la rédaction de l'acte du mariage sont surréalistes: on ne rédige l'acte qu'à la condition d'y inscrire que le salaire de la fiancée continue à profiter aux parents. Un jour, à Bejaâd, nous raconte une femme, alors que les festivités du mariage battaient leur plein, les parents de la mariée ont exigé la même chose, au moment précis où les adoul libellaient l'acte. Les deux fiancés refusant ce chantage, les choses tournèrent au vinaigre et le mariage n'eut jamais lieu. Pourquoi dicter de telles conditions aux deux tourtereaux et gâcher ainsi leur bonheur ? Le temps des fiançailles n'est-il pas le plus beau dans la vie d'un couple ? S'il y a souvent eu surenchère de la part des parents de la fiancée pour imposer le maximum de conditions au futur mari, explique Soumaya Naâman Guessous, «c'est parce que la femme, du temps de l'ancienne moudawana, n'avait aucune garantie juridique pour que ce mariage perdure si jamais des conflits surgissaient. Rendre le mariage coûteux est, pour la famille de la mariée, une façon de dresser des obstacles à la répudiation par le mari de la femme. S'il le fait, la famille est au moins sûre que sa fille reviendra à la maison avec des bijoux. C'est un capital en cas de rupture des liens du mariage». Est-ce à dire que le nouveau code du statut personnel, qui établit une égalité juridique entre l'homme et la femme, prémunit le couple contre ces surenchères ? «Il est certain que cette pression se relâche avec le temps, mais il faut surtout une bonne application par les juges de la nouvelle loi pour que la confiance reprenne ses droits à l'intérieur du couple», répond la même sociologue. Et ces festivités grandioses pour lesquelles le couple, le mari en particulier, se voit obligé d'engloutir en une nuit toutes ses économies, voire de s'endetter, quel est leur sens ? Selon certaines statistiques, livrées par une enquête sur le sujet, nous révèle Soumaya Naâman Guessous, les mariages marocains sont très coûteux et excèdent largement les moyens des familles. Un mariage coûterait au mari de deux à trois ans de son salaire. S'il perçoit par exemple un salaire de 8000 DH, il lui en coûtera entre 200 000 et 300 000 DH. Et plus le salaire est élevé, plus le mariage sera coûteux. Pourquoi ce gâchis ? Pourquoi, au lieu de jeter cet argent par les fenêtres en pure consommation de prestige, ne le mettrait-on pas au service de l'industrie et de la création d'emplois? Pour une raison simple, enchaîne la sociologue marocaine: «Notre société est fondée sur les apparences. Plus les festivités du mariage sont dispendieuses, plus les invités et les témoins vont se dire : "voilà un mariage réussi". On s'efforce d'étaler le plus grand faste face aux invités qui assistent à la cérémonie et face, surtout, à la belle famille. Si on donne sa fille sans ce faste, la belle famille va imaginer que la fille que leur enfant a choisie ne bénéficie d'aucune estime, que c'est une fille dont la famille veut se débarrasser». Fatima Mernissi explique cette ostentation par l'appauvrissement de l'éthique marocaine et la marketisation des mœurs. De nos jours, dit-elle, on peut parler de «cocacolisation» (de Coca-cola) et de «macdonaldisation» (de Mac Donald's) de certaines habitudes marocaines». On insiste sur la mdamma et l'argent parce qu'on a perdu de vue la valeur universelle-clef, fondement de la civilisation musulmane : la valeur d'un individu ne se définit pas par l'argent. Un individu est une valeur en soi, un potentiel magnifique capable d'enrichir la planète par sa créativité. Que le jeune ait de l'argent ou pas est secondaire, l'essentiel est qu'il a un aql. Le alem marocain Mukhtar Sussi ne disait-il pas : «La faqra li'aqilin» (une personne qui a un cerveau n'est pas pauvre). Et le couple objet de cette surenchère, cédera t-il ou résistera t-il à la pression familiale ? Réussira-t-il à imposer son projet en dépit des influences familiales et du qu'en dira-t-on ? Tout dépend, répond la sociologue Assia Akesbi, «de la maturité du couple et de sa capacité d'assumer son futur et sa destinée indépendamment des influences pernicieuses des deux familles. S'il n'y arrive pas, c'est qu'il n'est pas suffisamment mûr, autonome et adulte pour se prendre en charge». Une chose à laquelle se rallient nombre de spécialistes interrogés : de plus en plus de couples passent outre les oukases de leurs familles et convolent en toute liberté Témoignage d'un vieux couple, marié dans les années quarante : «… un mois après la demande en mariage, les hommes des deux familles se sont rassemblés pour lire la fatiha, un youyou discret retentit dans l'air annoncant les fiançailles… Comme seul bijou, et c'est le plus beau cadeau de ma vie, cet anneau au doigt que je porte toujours.» On insiste sur la m'damma et l'argent parce qu'on a prdu de vue la valeur-clef, fondement de la civilisation musulmane : un individu est une valeur en soi, capable d'enrichir le monde par sa créativité.