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Jamais sans ma « bonne » !
Publié dans Le Soir Echos le 16 - 06 - 2011

Le personnel de maison est une aide précieuse… quand on sait aussi s'en passer. Car derrière les apparences, se cache une réalité parfois douloureuse : le maître n'est pas toujours celui que l'on croit.
Dans Maître et serviteur, une courte nouvelle écrite en 1895, Léon Tolstoï nous faisait entrer dans l'univers de l'omnipotence et de l'asservissement. Vassili Andréitch, un riche marchand tyrannique et Nikita, son ouvrier agricole, font un voyage en traineau, tirés par un cheval. Lorsqu'ils se retrouvent pris dans une tempête de neige, Vassili fuit sur le cheval qui part, puis hésite, avant de ramener son cavalier à son traîneau, où il retrouve son esclave près de mourir de froid. Il le recouvre de sa pelisse, de son corps et finalement lui sauvera la vie…perdant la sienne.
Les relations entre maîtres et serviteurs ne sont plus – bien que des scandales d'esclavage moderne éclatent encore – ce qu'elles étaient dans la Russie du XIXe siècle et nous parlons plus volontiers dans certains milieux « d'employeur » et de « femme de ménage », que de « maître » et de « bonne ». Ce changement sémantique sous-tend une réalité émergente, que Soumaya Naâmane Guessous, sociologue et écrivain, exprime clairement : « aujourd'hui les femmes de ménage s'imposent ». Fini, les « Nikita… habitués depuis longtemps à n'avoir de volonté que celle des autres » (Maître et Serviteur). Souvent, ces femmes viennent de la ville, et « ne sont plus les petites filles de la campagne aux yeux voilés. Elles ont des rêves, défendent leur dignité, sont conscientes de leurs droits, font leurs choix et élisent leur foyer ». Et surtout, « elles savent qu'il y a une crise de la main d'œuvre chez l'autre ». C'est-à-dire, chez l'employeur.
Il y a crise, en effet, et pas seulement de la main-d'œuvre. Au sein du couple parfois, quand la répartition des corvées se fait au détriment de l'un des membres. Comme pour Maria*, maman d'une petite fille de 2 ans. Après la naissance de son bébé, elle décide de ne pas retourner au travail. Elle redevient – temporairement- femme au foyer, mais son mari, qui travaille, « considère qu'il n'a plus à s'occuper du rangement, mais que la maison doit être parfaite, comme si (elle) n'avait que ça à faire ». Des conflits éclatent au sein du couple, toujours sur le même sujet : le ménage. Jusqu'à ce que tous deux décident d'embaucher une aide ménagère, qui vient dorénavant trois fois par semaine. Mehdi*, le mari, avoue qu'avant cette nouveauté, la question du ménage créait des tensions à la maison et que le fait d'avoir une aide a « calmé les choses ». Effectivement, comme le précise le psychiatre et psychothérapeute casablancais Hachem Tyal, « selon la qualité du travail de la femme de ménage, des crises peuvent survenir ou pas au sein du couple ».
Heureux, Maria et Mehdi avec cette aide ? Oui, d'autant qu'ils ont choisi « un système qui (leur) permet de ne pas être dérangés par sa présence. L'ensemble crée un environnement plus sain pour tout le monde : ma femme a plus de temps et moi je suis content quand je rentre » témoigne Mehdi, qui tient à préciser que grâce à cette solution, le couple a pu envisager que Maria reprenne une activité professionnelle ponctuelle, la femme de ménage se transformant occasionnellement en nounou, pendant que la maman donne des cours. Car comme le rappelle Soumaya Naâmane Guessous, « beaucoup de femmes n'auraient pas connu la réussite professionnelle qu'elles ont s'il n'y avait pas eu de femmes de ménage. Elles nous ont permis de nous libérer de la maison pour travailler ».
Reprendre le travail après son accouchement, c'est ce qui a principalement motivé Dounia Tbeur à revenir au Maroc. Partie en France, enceinte, avec son mari en 2007, elle demande une place dans une crèche après deux mois de grossesse, en vain. « Ils privilégient les femmes qui travaillaient avant leur accouchement. J'arrivais du Maroc, je n'ai donc pas eu de place », dévoile la jeune maman d'une fillette de 3 ans et demi et d'un garçon de 2 mois.
Elle pense alors engager une nounou, car « mère au foyer, ça ne m'intéressait pas ». Mais petit hic, « quand je me suis renseignée, j'ai appris qu'une nounou me coûterait environ 1 000 euros et qu'elle partirait à 17 heures. Si on veut être cadre à Paris, on ne peut pas être chez soi à cette heure-ci. Il fallait donc, en plus, une baby-sitter. Autant dire que mon salaire allait y passer ».
Le retour au Maroc s'est alors imposé comme le meilleur choix pour ce couple. Ici, leur nourrice vient le matin et s'en va au retour du couple du travail. Dounia a choisi cette option, qu'elle préfère à celle de l'employée à demeure 24h/24, « pour préserver l'intimité du couple, celle de la nounou et surtout la relation employeur-employé. Si elle vivait chez nous, elle ferait un peu partie de la famille ». La servante peut alors devenir, comme l'explique le docteur Tyal, « un élément du système familial, où lui seront déléguées les tâches traditionnellement attribuées aux femmes, comme la cuisine ». Plus encore, « elle se substitue parfois au parent ».
Cela, Nathalie, Française installée au Maroc avec son mari depuis 2003, l'a remarqué. Elle porte d'ailleurs un regard critique sur ces femmes « handicapées de la vie, qui ne savent même pas préparer un repas pour leurs enfants si leur bonne vient à s'absenter ». Une situation que Soumaya Guessous a également étudiée. « Dans certaines classes où les filles sont scolarisées », remarque la sociologue, « elles aussi sont déresponsabilisées. Les mères veulent que leurs filles réussissent ce qu'elles n'ont pas pu faire, leur demandent de s'occuper de leurs cours et les déchargent totalement des tâches de la maison ». Ça n'a pas été le cas de Nathalie. En France, dit-elle, « nos mères nous apprennent à être autonomes : on m'a appris à tenir une maison, à faire la cuisine… D'ailleurs, c'est toujours moi qui cuisine et quand la femme de ménage arrive, c'est nickel. Je ne laisse pas de vaisselle dans l'évier, par exemple ». Eduquée dans l'idée que « le partage des tâches dans un couple, c'est bien, mais pas une répartition à 50/50 non plus», elle reconnaît toutefois qu'avoir une femme de ménage à la maison, même à temps partiel, « évite des tensions, vu que j'ai un mari qui ne fait rien ».
Maria, Mehdi, Nathalie, tous ont trouvé des arrangements qui leur ont permis d'éviter des crises dans le couple, sans se retrouver entièrement dépendants de leur femme de ménage. Un phénomène que Hachem Tyal appelle la « pathologie du personnel de maison », lui qui traite des femmes en souffrance dans leur relation avec un personnel devenu indispensable.
Qu'elles soient totalement démissionnaires ou autonomes mais tributaires du soutien d'une aide à domicile, des femmes subissent leur employée, puissante, qui les « renvoie à leur incapacité à gérer ce dont elles ont normalement la charge ». Minées mais désarmées, « soumises au chantage de leur bonne », elles se taisent pourtant, « incapables de gérer les conflits ».
Le travail des femmes de ménage à la maison, quand on n'y est pas complètement assujetti, « permet de gérer le stress et offre un confort qui permet l'équilibre dans un couple, dans une culture où l'homme n'aide pas aux tâches ménagères », reconnaît Soumaya Naâmane Guessous. Mais attention, prévient la sociologue, « il nous faut apprendre à nos enfants à être autonomes et ne plus compter sur cette forme d'esclavage, qui leur sera inaccessible dans une décennie ».
* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.


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