Notre mère la Terre n'est désormais plus qu'une tour de Babel en carton-pâte. Pourtant, des milliers de langues et de dialectes devraient être en contact si le genre humain qui peuple la planète entretenait des relations de bonne intelligence, sinon de bon sens. Ce n'est, hélas, guère le cas, car voilà que près de 7 000 langues de par le monde sont séparées par des frontières linguistiques, en plus des autres frontières matérielles, religieuses, politiques ou morales faites toutes de hautes murailles hérissées de barbelés en forme de préjugés, de rejet et malentendus mutuels. Comme ces mauvais voisins acariâtres, en conflit permanent, qui plantent des tessons de bouteille sur leur mur mitoyen, on entretient le conflit en le nourrissant de petites fâcheries, de détestations et d'inimitiés. Mais aujourd'hui, seule une langue plus ou moins bien pratiquée relie une large partie des habitants de la terre. Langue de la puissance économique et politique, l'anglais, diversement pratiqué et utilisé, demeure la langue du pouvoir. Pourtant, elle se décline sous diverses formes et prononciations et ne s'embarrasse nullement de style ni de syntaxe. Elle est usée telle une «novlangue» par les technocrates, et de plus en plus bidouillée par les internautes, quand elle ne devient pas ce globish qu'est la langue du voyage, la langue des aéroports. C'est sans doute pour cela qu'un sénateur américain avait un jour déclaré sans plus d'ambages que sur les près de 7000 langues pratiquées à travers le monde, une seule suffit : l'anglais. Il faisait certainement du Trump avant l'arrivée des inénarrables Twittos de ce grand bâtisseur de murs entre les peuples. Peut-être celui-là même que le poète Jacques Prévert visait déjà dans «Tentative de description d'un dîner de tête à Paris-France», lorsqu'il passe en revue ces drôles de convives dont «ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine...». Mais le chef actuel de la Maison Blanche n'est pas le seul à planter des préjugés, à couper les ponts entre les gens et les cultures. D'autres et partout, chez nous comme ailleurs, tiennent les langues étrangères pour ce satané cheval de Troie qui va faire entrer le méchant loup dans la paisible basse-cour de notre bienheureuse et sacro-sainte identité. Il n'est que de voir le syndrome obsidional (définition d'obsidional en psychologie: troubles psychiques collectifs qui peuvent atteindre une population assiégée) qui touche certains partis politiques chez nous, mais pas que les partis, lorsqu'on a essayé de débattre du renforcement de l'enseignement des langues étrangères dans le cursus éducatif. Le débat, quoi qu'on en dise, n'est pas encore totalement clos avec les conséquences que l'on sait. Les tenants d'un monolinguisme pur et dur se retranchent toujours derrière une identité obsidionale jugée assiégée par les ennemis de la foi et de la religion. Mêlant souvent la croyance aux savoirs, la foi qui relève de l'individu à l'altérité plurielle et à l'ouverture sur l'universel. En face et comme en contrechamp dans un mauvais film d'un duel fictif, langues versus identité, on relève la même méfiance et le même tropisme dans l'enseignement public de la langue arabe en France. Plus que le complexe obsidional se nourrissant de plus en plus du «grand remplacement» (théorie raciste et complotiste entretenue par l'extrême-droite), ce sont les précautions et atermoiements des pouvoirs publics, quant à l'apprentissage de la langue arabe dans ce pays, qui ont souvent été un sujet d'étonnement. Aujourd'hui c'est un sujet d'indignation pour Jack Lang, ancien ministre de la culture et, mieux encore, deux fois celui de l'éducation. Il est, depuis 2013, président de l'Institut du monde arabe (IMA) et vient de publier un livre sous forme de plaidoyer pour l'apprentissage de la langue arabe dans l'Hexagone : «La langue arabe, trésor de France» (Editions du Cherche-Midi). Le président de l'IMA veut mener, comme il dit, «un combat contre l'air du temps». Et en effet, l'air du temps, quant à la langue arabe et à ses locuteurs, a des relents xénophobes auxquels se sont ajoutés d'autres encore plus confus et nauséabonds relevant de l'islamophobie. Les chiffres que l'auteur livre dans son ouvrage en disent long sur le peu de cas que l'on fait d'une langue parlée, plus ou moins, par une large partie de la population française d'origine maghrébine. «En 2018, la langue arabe, écrit Jack Lang, est enseignée à moins de 15 000 élèves, collège, lycée et enseignement professionnel confondus. Soit 0,3% des enseignements de langues étrangère, moins que le chinois et l'italien (...) En France, il y a moins d'enseignants d'arabe que ... d'Occitan». Alors, langue arabe ou langue d'Arabes ? Quand on sait que dans le top-ten des langues les plus parlées dans le monde, l'arabe est classé au 5e rang, loin devant le français, on est partagé entre le sourire et le soupir. Mais ici comme ailleurs, et pour des desseins différents, lorsqu'on circonscrit une langue uniquement à sa composante religieuse, on ne fait qu'ériger des murailles entre les êtres tout en y plantant des tessons de bouteille.