Si c'est le politique qui est susceptible de mener de vraies réformes économiques, la scène politique actuelle submerge, par son côté théâtral, les préoccupations économiques. Ce qui ne manque pas de plonger les opérateurs économiques dans le brouillard. Hormis les derniers développements politiques au Maroc, l'économie continue de faire les frais de l'inadaptation des politiques économiques ou l'absence de réformes des gouvernements qui se sont succédé depuis plusieurs années. Déficit commercial, déficit budgétaire, charges de compensation, retraite, réserves de change, compétitivité, clauses de sauvegarde, modèle économique, emprunt à l'international, indicateurs macroéconomiques... et le rôle fondamental de l'éducation sont autant de sujets brûlants de l'actualité marocaine. Pour bien comprendre les enjeux et défis qui se posent au Royaume, nous avons demandé à Mohamed Berrada, économiste, Professeur à l'Université Hassan II et ancien ministre des Finances de nous livrer sa lecture de la conjoncture. Détails d'une analyse neutre, objective et profonde. Finances News Hebdo : Les opérateurs économiques parlent de plus en plus de ralentissement de la croissance, et mettent en avant un certain nombre d'indicateurs qui montrent une détérioration de la situation économique de notre pays. Quel est votre avis à ce propos ? Mohamed Berrada : Il faut relativiser cette appréciation. Sa part subjective réside dans un problème de communication. Je pense que la théâtralisation qui fait office de dialogue dans la sphère politique actuelle, biaise le débat public qui aurait pu mettre en exergue les préoccupations économiques et amorcer une réflexion globale et collective intégrant l'ensemble des parties prenantes. Les opérateurs ayant déjà soutenu au départ le programme économique du gouvernement, ont été sensibles à ses annonces, mais attendent toujours sa réalisation sur le terrain. Ils se trouvent un peu aujourd'hui dans le brouillard. Les entrepreneurs n'aiment pas naviguer dans l'incertitude. Ce manque de visibilité alimente des signaux négatifs sur la situation économique. Pourtant, la croissance est largement positive dans un environnement perturbé, bien qu'elle soit tributaire pour cette année d'un secteur particulier. Mais, soyons réalistes ! Notre objectif de développement se construit sur le long terme. Les réformes politiques, le processus d'intégration de toutes les composantes de la société dans notre système de gouvernance, et la stabilité qui en découle ont un coût. Et ils sont autrement plus importants que des objectifs de croissance de plus court terme. Je veux dire par là que les opérateurs doivent être autant sensibles aux transformations politiques que connaît actuellement notre pays, qu'à la nécessité de mener des réformes économiques courageuses. N'oublions pas, c'est le politique qui est susceptible de mener de vraies réformes économiques. F. N. H. : Oui, mais certains se plaignent justement du manque de réformes de la part d'un gouvernement pourtant hautement politique. Ils lui attribuent les difficultés économiques actuelles. M. B. : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce que pensent ces gens. Ce gouvernement a juste un an d'activité et il ne peut pas imaginer dès son arrivée une nouvelle vision économique à long terme. Cela demande du temps, de l'expérience et du recul. Il ne peut pas être tenu pour seul responsable des dérapages budgétaires et du déficit extérieur auxquels on assiste actuellement. Les phénomènes économiques s'entrecroisent dans le temps et dans l'espace. Ils sont liés. Je veux dire par là qu'il faut rechercher les origines de la situation actuelle aussi dans l'inadaptation des politiques économiques ou l'absence de réformes des gouvernements qui se sont succédé depuis plusieurs années. Rappelez-vous les décisions d'augmentation des dépenses de fonctionnement prises par le gouvernement précédent juste avant de partir. Il a laissé gentiment le soin au gouvernement suivant de les exécuter. Et si les charges de compensation sont devenues aussi lourdes à supporter aujourd'hui par le Trésor, c'est aussi parce qu'on n'a pas eu le courage de prendre les mesures nécessaires dans le passé, en les étalant par exemple dans le temps. Ainsi, on a bien mis en place un système indexant le prix à la pompe au cours mondial du pétrole, pour que les gens s'habituent aux fluctuations des prix d'un produit qu'on ne maîtrise pas. Mais cette réforme n'a pas survécu longtemps et on en mesure aujourd'hui les conséquences sur les charges de compensation. De même, la transition démographique que nous vivons fait que la réforme de la retraite, reportée sans cesse, et remise dans les tiroirs, est une véritable bombe à retardement pour l'avenir. Les préoccupations à court terme et la tendance naturelle au populisme, ont englouti parfois le sens de responsabilité à l'égard des générations futures. F. N. H. : La responsabilité du gouvernement concernant le déficit interne est donc relative. Et pour les déficits externes ? M. B. : On retrouve des interprétations similaires. Le déficit commercial d'abord ne date pas d'hier. Il est structurel et remonte bien loin, du temps de notre indépendance. Au cours des douze dernières années, il a été largement couvert par les transferts courants et les investissements extérieurs, dégageant ainsi une évolution continue de nos réserves de change. Ce n'est plus le cas depuis quatre ans. Le déficit commercial s'aggrave d'année en année, et les transferts courants et en capital ne parviennent plus à le résorber. L'évolution des réserves de change s'en ressent. La morosité de la conjoncture économique chez nos partenaires européens fait le reste. F. N. H. : Mais comment expliquer cette accélération du déficit commercial ? Certains opérateurs économiques mettent en avant les accords de libre-échange et les réformes du commerce extérieur. M. B. : N'allez pas trop vite en besogne. Les réformes structurelles menées dans les années 80 et 90 avaient pour but premier d'assainir et de stabiliser le cadre macroéconomique, pour asseoir les bases d'une croissance saine et durable, mais aussi pour libérer les initiatives et réduire le poids de l'Etat. Parmi ces réformes, la libéralisation du commerce extérieur avait pour ambition de stimuler la concurrence et, de ce fait, de renforcer la compétitivité de nos entreprises, qui sommeillaient autrefois sous un super parapluie protectionniste, au détriment des consommateurs. Le phénomène de mondialisation a changé la donne. Les accords commerciaux de libre-échange sont devenus la panacée de tous les gouvernements. Alors, on s'évertue à en signer les uns après les autres, parfois sans en mesurer suffisamment à l'avance les conséquences sur notre économie. On connaît la suite. F. N. H. : Alors, selon vous, il y a eu de bons et de mauvais accords de libre échange ? M. B. : Je suis convaincu que la liberté des échanges est un stimulant pour la croissance et un processus irréversible de notre politique économique. Loin de moi donc l'idée de prôner un retour au protectionnisme, qui mènerait notre pays à une situation plus difficile. Mais l'économie comme la finance n'aiment pas les excès. Une ouverture commerciale tous azimuts sans apprécier à l'avance ses conséquences sur nos structures productives, sans les accompagner de reformes structurelles et de politique monétaire susceptibles de renforcer leur compétitivité, est de nature à déstructurer notre économie. Si notre accord de libre-échange avec l'Union européenne me paraît s'inscrire dans la logique de nos relations, à l'exception de sa base agricole, je ne pense pas qu'il en soit de même concernant les autres accords commerciaux bilatéraux. L'ensemble de ces accords avait pour objectif initial de booster nos exportations, c'est le contraire qui s'est produit. Notre pays est désormais envahi par des produits turcs, chinois, indiens, égyptiens, alors que nos usines ferment les unes après les autres. Vous allez me parler des installations de Renault, de Bombardier et de l'aéronautique. Soit, c'est une immense satisfaction pour nous. Mais ce sont les secteurs traditionnels, comme le textile, le cuir, l'électronique, le plastique, les produits de construction, l'acier, qui souffrent aujourd'hui d'une concurrence déloyale et qui emploient le plus de monde. F. N. H. : Le gouvernement prépare un plan pour dynamiser les exportations en vue de réduire le déficit commercial. Pensez-vous que c'est suffisant ? M. B. : Vous savez, avant de pouvoir exporter, il faut d'abord être capable de contrôler son propre marché, le marché local. Les Chinois et les Turcs soutiennent par des subventions déguisées leurs entreprises. Ils leur assurent le marché local, afin qu'elles soient compétitivesà l'export. Ce n'est pas le cas pour nous. Nos entreprises peuvent entrer en concurrence avec des entreprises européennes, dans la mesure où nos normes sont plus ou moins similaires, mais cela n'est pas possible lorsqu'il s'agit d'entreprises chinoises ou turques. Nous n'avons pas la même taille, ni la même dimension de marché. C'est pourquoi il faut analyser avec parcimonie ces importations, que je qualifie de sauvages, et évaluer les dégâts qu'elles sont susceptibles de provoquer sur nos structures productives. La mise en œuvre des clauses de sauvegarde doit s'effectuer avec plus de célérité et de rapidité, avant que cela ne soit trop tard. Nous avons besoin, excusez le terme il n'est plus à la mode, d'un peu plus de patriotisme économique. F. N. H. : Pensez-vous alors que le modèle économique actuel ait atteint ses limites ? M. B. : Avons nous d'abord un modèle économique propre ? Nous nous trouvons en fait entraînés, sans le vouloir, dans un cycle de théories économiques dominantes qui se succèdent et se contredisent parfois au gré des crises économiques mondiales. Le libéralisme succède au keynésianisme qui revient peu à peu sous une autre forme. C'est l'Etat, c'est-à-dire les contribuables, qui viennent redresser aujourd'hui les excès de la déréglementation et du libre-échange, car la crise financière internationale a eu manifestement un soubassement commercial. Nous avons vécu au Maroc une croissance économique relativement forte au cours des douze dernières années, de meilleure qualité que dans le passé, des programmes d'infrastructure et des plans sectoriels ambitieux. Cette croissance était tirée, comme dans le reste du monde, par la demande intérieure, c'est-à-dire la dépense publique et la consommation des ménages. Mais cette croissance a eu son revers. Elle a servi surtout les importations, c'est-à-dire des entreprises étrangères, dans un contexte de libre-échange, mais pas la production nationale. On assiste ainsi à un processus de désindustrialisation qui pourrait devenir alarmant pour les équilibres économiques et sociaux futurs de notre pays, avec une tendance à l'aggravation du chômage. F. N. H. : Alors, quel serait les contours du modèle de croissance idéal pour le Maroc ? M. B. : Difficile de parler de modèle idéal. La complexité et l'interdépendance des phénomènes économiques et sociaux rendent le parfait impossible. Il faut surtout penser global en tenant compte des différents aspects de la vie économique, politique, sociale, où l'éducation joue un rôle fondamental. C'est pourquoi je pense qu'il faut concevoir un modèle économique spécifique correspondant à nos structures, à nos moyens et à nos besoins. Un modèle où l'industrie jouerait le rôle de locomotive, car c'est l'industrie qui crée le plus d'emplois directs et indirects. C'est elle qui pourrait absorber les flux de main-d'œuvre provenant du secteur primaire. C'est aussi l'industrie qui pourrait relever et stabiliser la croissance économique de notre pays, en la rendant moins dépendante des fluctuations saisonnières agricoles. Mais pas n'importe quelle industrie. Pas une simple industrie de montage ou de sous-traitance ! Une industrie intégrée en amont et en aval, productrice de valeur ajoutée et, donc, compétitive. Une industrie susceptible de contribuer à la réduction de déficits extérieurs et au renforcement des réserves de change. Car, c'est au niveau de la balance commerciale qu'on apprécie les véritables leviers de la compétitivité d'une économie. F. N. H. : Le recours à l'emprunt international pour juguler les déficits de nos finances publiques n'augure-t-il pas d'un retour de bâton si la croissance n'est pas au rendez-vous, notamment d'un interventionnisme direct des institutions internationales dans la cuisine interne du pays ? M. B. : Le Trésor peut facilement, pour le moment, recourir à l'emprunt international pour financer son déficit interne et renforcer simultanément le niveau alarmant des réserves de change. Il peut le faire, car le niveau de l'endettement extérieur reste à un niveau acceptable, si on le compare à celui d'autres pays, y compris ceux qui nous donnaient autrefois des leçons de rigueur financière. Les réformes entreprises dans le passé y sont pour quelque chose. Bien plus, devant les problèmes de liquidité des banques, qui s'expliquent en partie par la baisse du niveau des réserves de change, les autorités monétaires incitent les banques et les grandes entreprises à recourir à l'emprunt international pour financer leur croissance. F. N. H. : Alors, peut-on fonctionner indéfiniment de cette façon ? M. B. : Je ne le pense pas. Vous savez, qui dit emprunt aujourd'hui, dit remboursement plus tard. Dans une entreprise, on emprunte si le cash flow généré par l'investissement est suffisant pour le rembourser, effet de levier oblige. Pour le Trésor, si ces emprunts servent à financer les dépenses de fonctionnement, les risques d'aggravation de l'endettement augmentent. S'ils ont pour principal objectif de préserver le niveau des réserves de change, cela ne peut pas durer. On ne peut pas recourir à des moyens conjoncturels pour résoudre des problèmes structurels. Dans tous les cas, les marchés financiers, avec à leur tête le Fonds monétaire international, veillent à cela. Ils surveillent les indicateurs macroéconomiques du pays débiteur, les déficits internes et externes et, surtout leur évolution, car les déficits alimentent la dette intérieure et extérieure et, de ce fait réduisent progressivement la capacité d'endettement. C'est pourquoi, au-delà des expéditifs conjoncturels, ils surveillent surtout la capacité du gouvernement à engager des réformes courageuses susceptibles de réduire de manière structurelle les déficits internes, que ce soit au niveau de la maîtrise des dépenses de fonctionnement, des charges de compensation, de la réforme du système de retraite. Ils seront évidemment sensibles à la mise en place d'une nouvelle politique économique et monétaire susceptible de booster la croissance, de réduire structurellement le déficit de la balance de paiement, et d'améliorer la capacité de remboursement du pays. Ce sont ces réformes que nous attendons aujourd'hui du gouvernement, sachant que leur report rend, à chaque fois, leur mise en œuvre encore plus difficile.