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Politiques publiques vs politique monétaire : que retenir de la Covid-19 ?
Publié dans EcoActu le 05 - 03 - 2021


Par Imane Bouhrara |
Le choc de la crise sanitaire a obligé la politique monétaire de faire une sortie de route. La trajectoire qui prévalait depuis les années 80 ayant mené à l'indépendance des banques centrales a été violemment déviée sous l'impact de la crise économique résultant de la pandémie. Même les chantres et fervents adeptes du Consensus de Washington ont opéré un rétropédalage spectaculaire. Et le secteur bancaire expulsé de sa zone de confort et rappelé à l'une de ses missions majeures : financer l'économie. Que faut-il en retenir ? Quid du Maroc ?
La pandémie de la Covid-19 a ravivé le débat sur de nombreux sujets appelant à reconsidérer ce qui prévalait avant son avènement.
Le débat sur la politique monétaire et le rôle (et indépendance) des banques centrales est vite remonté à la surface surtout qu'avec les conséquences désastreuses de la crise économique de la Covid-19, les pays les plus adeptes de l'orthodoxie financière ont fait un rétropédalage spectaculaire... FED, BCE... chaque jour des décisions sont prises pour sauver qui peut l'être faisant fi des règles monétaires qui prévalent. « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ».
C'est dire que lorsque l'économie de ces pays souffre, s'asphyxie, la doxa néolibérale est vite remballée dans un petit coin, le temps que passe la tempête.
La rigueur des règles monétaires a déjà été ébranlée en 2008, mais en 2020, c'est la notion même d'indépendance des banques centrales qui est remise en cause.
Cette situation à la fois inédite et insolite, invite au questionnement des choix faits par chaque pays et leur pertinence dans ce contexte de crise et même au-delà. D'autant si ces choix sont le fruit du diktat des institutions internationales, le cas du consensus de Washington qui a obligé les Etats à se défaire, avec l'indépendance des banques centrales, de leur souveraineté monétaire.
Un exercice auquel se sont livrés 5 économistes dans un webinaire de haute facture, organisé par l'association Damir en partenariat avec EcoActu.ma, le mercredi 3 mars 2021.
Rompu à l'exercice, l'économiste et universitaire, Najib Akesbi, décrit dans son propose « cet incroyable paradoxe que nous vivons aujourd'hui ».
« Nous sommes face à des Etats qui ont mis des décennies à se dessaisir d'un instrument de politique économique majeur fondamental qui est la politique monétaire et de crédit et puis au détour d'une double crise on se retrouve aujourd'hui, en plein rétropédalage brutal et radical », plante-il le décor.
Une situation qui pour le moins réconforte l'économiste avec d'autres, dans l'idée qu'il professait depuis plusieurs années et qui veut que la politique monétaire et de crédit soit un mécanisme entre les mains de l'Etat pour mener des politiques publiques de manière efficiente.
Une erreur majeure que mère nature est en train de rectifier par la Covid-19 ? En tout cas, cet assouplissement à tout va donne matière à méditation sur les perspectives post crise Covid-19 et les alternatives utiles à prendre sérieusement en considération.
Le temps d'après-guerre plus que révolu
En effet, pour comprendre comment l'Etat s'est dessaisi de l'instrument de politique monétaire avec ce qu'il en découle comme impact au niveaux institutionnel et instrumental, un peu d'histoire s'impose.
« Il en a résulté deux impacts, au niveau du financement de l'économie ou les crédits à l'économie et au niveau du financement de l'Etat du trésor et cette lente et certaine substitution de la dette à l'impôt », souligne N. Akesbi.
Et d'expliquer que sur le premier point, quand l'Etat se dessaisit de la politique monétaire, s'opère une sorte de privatisation des politiques monétaires. « Il est vrai que les trente glorieuses ont été une formidable époque de Policy mix. On savait à peu près ce qu'on faisait et l'Etat savait clairement ce qu'il fallait faire pour remonter globalement la demande... sur la politique budgétaire, de crédit, de revenus... Et puis, arrive le tournant des années 80, certains parlent de révolution conservatrice, moi j'appelle ça le délire des années 80 où il y a eu une rupture majeure. L'argumentaire est certes enveloppé dans l'économique mais l'élément clé est idéologique : moins d'Etat, plus de marché », analyse-t-il.
En d'autres termes, l'Etat est emmené au pas vers plus de désengagement et plus de libéralisation. Ce qui se traduit par un changement majeur au niveau institutionnel et au niveau instrumental.
« Dans le premier, on a découvert la fameuse indépendance des banques centrales puisée dans l'expérience allemande de la Bundesbank, alors que son cas est particulier et relève du politique : on ne voulait pas donner à l'Etat allemand la possibilité de se réarmer après les première et deuxième guerres mondiales. L'idée est que quand l'Etat a de l'argent il ne peut que mal l'utiliser. Et c'est ainsi que s'installe progressivement l'indépendance des banques centrales ! », rappelle l'économiste et universitaire Najib Akesbi.
Certes, c'était une erreur que de limiter le rôle de la banque centrale au contrôle de l'inflation. Mais même en élargissant ses missions notamment à la croissance et à lutte contre le chômage, demeure, selon Akesbi, un problème majeur qui relève de l'économie politique : ce déni de démocratie, l'indépendance de qui et de quoi ?
« Dans un pays démocratique, les politiques publiques sont menées dans la politique monétaire. Car au final ce n'est qu'un instrument entre les mains de pouvoirs élus, des décideurs politiques mandatés par des électeurs pour mettre en œuvre une politique publique. Ce qui aujourd'hui fait défaut et remet en cause la crédibilité et l'efficacité des politiques publiques », constate Akesbi.
Lire également : Politique monétaire et de crédit : il est temps d'actionner les ruptures
La théorie du ruissellement battue en brèche
Sur le niveau instrumental, avec la libéralisation du crédit et des taux d'intérêt, on se retrouve avec des banques centrales qui se proclamaient désormais indépendantes des pouvoirs politiques, avaient comme leviers le taux directeur et les réserves obligatoires.
« En clair cela signifie que nous nous sommes trouvés dans une situation où, d'un côté la politique monétaire passe d'une certaine façon de l'Etat au marché, et des élus au secteur privé. Et de l'autre côté, on ne comprendrait pas cette dynamique qui s'est opérée si l'on ne revient pas à quelque chose de fondamentale dans la même foulée des années 80, qu'est la révolution conservatrice qui a commencé d'abord par une révolution contre l'impôt et dont le cheval de bataille est ce qu'on a appelé l'économie de l'offre. Cela passe par une baisse de la pression fiscale à commencer par le capital, les hauts revenus, les grandes fortunes... évidemment derrière, il y avait plusieurs objectifs, le premier est l'Etat qu'il fallait rendre minimal et lui couper les ressources. En effet, baisser les ressources fiscales revient à réduire les moyens de l'Etat pour le réduire à une dimension voulue. Mais d'autre part, cela a créé une dynamique d'inégalité sociale, contrairement à la fameuse théorie du ruissellement dont le soubassement est que » l'enrichissement des riches allait progressivement ruisseler pour enrichir les pauvres », déplore Najib Akesbi.
Chemin faisant, l'Etat a de moins en moins de ressources et doit au niveau budgétaire revoir à la baisse ses ambitions et de l'autre côté une politique monétaire qui est pratiquement passée au marché.
Par conséquent, l'Etat avec des contraintes financières de plus en plus fortes s'est retrouvé à faire de l'austérité, mais aussi et surtout réduire les investissements de même que les dépenses sociales. La crise de la covid-19 a montré les conséquences désastreuses d'une telle politique.
Acculé, l'Etat recourt à l'endettement devenant ainsi un emprunteur structurel qui emploie chaque année un quart des ressources fiscales au remboursement du service de la dette.
Le plus marquant dans ce schéma, est que l'Etat n'arrive pas à atteindre les objectifs de développement économique qu'il s'est assignés.
Les statuts de BAM à l'épreuve de la crise sanitaire
Il y a lieu de rappeler que la loi 40-17 sur le nouveau portant statut de Bank Al-Maghrib est en vigueur après sa publication dans le Bulletin officiel n°6795, du 15 juillet 2019. Elle abroge de fait la loi n° 76-03 portant statut de Bank AI-Maghrib.
Il s'agit d'une réforme qui renforce le rôle et l'indépendance de la Banque centrale. Bank Al Maghrib est désormais dotée de la personne morale de droit public jouissant de l'indépendance financière et administrative.
Autant dire que bien de l'eau a coulé sous les ponts depuis la création de la banque centrale marocaine en 1959. Dans ce sens, Mohamed Benmoussa rappelle lors de la conférence débat organisée par Damir dont il assure la présidence, en partenariat avec EcoActu.ma, que la création de BAM illustrait avec force l'indépendance de notre pays et mettait la politique monétaire au service de la politique économique du pays à peine sortie du protectorat.
A l'époque, le ministre de l'Economie nationale, Abderrahim Bouabid, expliquait que « la création d'un institut d'émission de la monnaie est un acte décisif dans la vie d'une nation. Elle est l'expression élémentaire de l'indépendance politique et économique d'un Etat moderne : elle est un attribut indispensable de la souveraineté, une composante de la notion même d'Etat ».
Pour Mohamed Benmoussa, l'esprit originel de la création de la banque centrale marocaine a été oublié au fil du temps et pas simplement à l'orée du phénomène de libéralisation, de décloisonnement des activités financières et bancaires.
Depuis l'avènement de la crise sanitaire, la banque centrale a été rappelée au front pour soutenir l'économie nationale et les citoyens marocains ballotés par la crise économique découlant de la pandémie et des trois mois de confinement strictes qu'elle a imposés.
Tout en soulignant que le Maroc dispose d'un secteur bancaire puissant, fort et dynamique et d'une institution monétaire forte crédible et indépendante, Mohamed Benmoussa a fait part de son intime conviction que le système bancaire marocain est arrivé à la fin d'un cycle et qu'il doit négocier le passage à un autre pallier.
« Je considère également que la politique monétaire développée par Bank Al Maghrib, a atteint ses limites », souligne-t-il tout en ajoutant « Paradoxalement, il y a un consensus quasi-général où quasiment tout le monde applaudit l'indépendance et la crédibilité de la banque centrale, à commencer par les banques elles-mêmes mais également les responsables politiques, les représentants de la nation, pensant qu'il faille absolument respecter la sacro-sainte indépendance de la banque centrale... jusqu'à ce que le Roi siffle la fin de récréation dans son discours à l'occasion de l'ouverture du Parlement en octobre 2019 lorsqu'il a dit haut et fort des vérités, les limites à pointer des doigts... ».
Un cinglant rappel à l'ordre sur lequel les économistes alertaient déjà. Avec la crise et face à l'analyse de la riposte marocaine à la crise, l'indépendance de la banque centrale est plus que jamais sous la loupe d'un point de vue plus structurel que conjoncturel.
Dans ce sens, Mohamed Benmoussa évoque l'absence dérangeant du parallélisme des formes, dans le sens où dans ses rapports, BAM est très critique envers les acteurs politiques et publics mais ne procède pas à son autocritique par rapport à ses propres décisions de politiques monétaires.
Ce qui pose la question, qui est habilité de contrôler et d'évaluer la pertinence des décisions de Bank Al-Maghrib en matière de politique monétaire. Une question légitime que les économistes répètent à tue-tête en vain. Il est inutile de rappeler le récent passage du Wali de BAM devant la Chambre des représentants, durant lequel les députés étaient presque médusés face à un Jouahri qui leur a passé un savon. En lieu et place de l'interaction, c'était plus une friction entre deux instances du pays. Il faut reconnaître que les députés n'ont malheureusement pas fait le poids.
Par ailleurs, la crise a démontré la vision assez réductrice du mandat unique de la banque centrale et de la finalité de la politique monétaire, à savoir le contrôle de l'inflation. « C'est une erreur majeure », soutient M. Benmoussa donnant l'exemple de la FED dont les statuts rappellent avec précision ses trois objectifs ou missions, à savoir, atteindre un taux d'emploi maximum, assurer des prix stables, donc la maîtrise de l'inflation et atteindre des taux d'intérêt à terme peu élevés.
Il relève par ailleurs que la conception de la banque centrale marocaine est également en contradiction et à contre-courant de ce que signifie l'indépendance d'une banque centrale dans la mesure où la loi portant réforme des statuts de BAM concentre un nombre de pouvoirs de décisions monétaires excessifs aux mains d'une seule institution. En effet, la banque centrale marocaine a à la fois la responsabilité et le pouvoir de définir la politique monétaire et de sa mise en œuvre. Cette concentration de pouvoirs est un problème de nature politique et économique.
« Aussi, cette notion d'indépendance des banques centrales a-t-elle émergé dans un contexte de flambée des prix au niveau international et d'inflation mortifère. Nous sommes actuellement dans la situation inverse. Donc cette notion d'indépendance vient protéger l'économie d'un pays d'une chimère », poursuit l'économiste.
Enfin, l'indépendance de la banque centrale peut se comprendre par rapport à un gouvernement qui réponde à des agendas politiques et électoraux mais ne peut pas se comprendre par rapport aux représentants de la nation, par rapport à l'Etat. Et ce contrairement à ce qui se fait dans d'autres pays comme aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou au Japon, soutient Benmoussa.
Pour lui, il ne fait nul doute que l'indépendance d'une banque centrale nécessite les prérequis institutionnelles et politiques notamment, un haut niveau de transparence politique dans les objectifs assignés à la politique monétaire, une transparence économique à travers la diffusion de données économiques, des modèles économiques, des modèles statistiques d'anticipation ; une transparence procédurale dans ce sens où l'opinion publique et les représentants de la Nation doivent être éclairés sur la manière dont les décisions sont prises ; et enfin une transparence opérationnelle pour indiquer comment se sont passés les débats et les votes au sein du conseil de la Banque centrale.
La crise a également exacerbé l'attention sur la banque centrale et le secteur bancaire face à une économie à l'arrêt, des agents économiques en manque de ressources et une population dans l'incapacité d'honorer ses engagements.
Il s'est avéré, selon Benmoussa, que la mise en œuvre de la politique monétaire dans notre pays n'a rien à voir avec ce qui se fait sous d'autres cieux où les taux directeurs ont atteint des taux de 0% avec des politiques non conventionnelles, ce qu'on appelle la trappe à liquidité.
Dans notre pays, le constat est également que la distribution du crédit bancaire était atone depuis au moins une décennie. « La dernière année où nous avions une dynamique bancaire c'était en 2011 avec une croissance à deux chiffres à 10%. A partir de 2012, nous avons constaté une chute de 50% et jusqu'à 2019 nous avions des croissances de 2 à 4%… avec une faible contribution au financement des secteurs producteurs », soutient le président de Damir qui a une longue carrière dans le secteur bancaire : « C'est une contradiction. Les interventions de BAM pour la stimulation de la croissance, au Maroc, n'ont pas dépassé 80 Mds de DH en 8, 9 ans, en raison de l'attitude conservatrice de la gestion de la monnaie dans notre pays ».
Il a d'ailleurs fustigé la duplication des règles de Bâle II dans une économie comme la nôtre, où le crédit bancaire représente 99 % du financement de l'économie. A l'heure où des économies bien portant ont trouvé une combine pour détourner ces contraintes prudentielles, dans lesquelles BAM a empêtré le secteur bancaire, à travers le Shadow Banking qui pèse pour 90.000 milliards de dollars. Benmoussa recommande, entres autres pistes très pertinentes, d'appliquer un moratoire à Bâle III et d'aller vers une politique plus accommodante et de la reprise des 160 milliards de DH des créances de l'Etat auprès des banques dans les créances de BAM au niveau de son bilan à condition de reconvertir ces bons de Trésor en crédit à l'économie réelle.
La Covid-19 a sonné un moment de vérité, où le régulateur doit descendre du piédestal pour prendre part à un débat contradictoire et créateur de valeur pour dégager les pistes post crise sanitaire et assurer une meilleure cohérence entre politique économique et politique monétaire du pays.
Face au choc d'incertitude que fait planer la pandémie, au pire on ne se priverait pas d'un tel débat dans le contexte actuel, au mieux, on aura identifié une meilleure trajectoire de la politique monétaire et des issues insoupçonnées pour apporter une meilleure réponse à la crise.
Les statuts de BAM ou ses missions ne sont pas inscrits dans le marbre, le cas de la FED où le congrès américains peut librement et si les besoins s'en ressentent de procéder à toute modification au service des missions assignées. Repenser le rôle de la banque centrale dans l'après crise et trouver une alternative à cet antagonisme politique publique vs politique monétaire, c'est un processus normal dans la quête de l'efficacité et l'efficience des mécanismes dont dispose le pays et aujourd'hui, c'est le vœu pieu des experts.


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