Le Professeur Mohammed Akaaboune, rompu à la politique monétaire du pays, dissèque la stratégie mise en œuvre par BAM en la matière. En parfait expert, il apporte un éclairage édifiant sur les spécialisations respectives des politiques monétaire et budgétaire, tout en déterminant la politique menée actuellement par la Banque centrale. Dans le même temps, le professeur bat en brèche certaines vertus qu'on prête à la baisse du taux directeur. Il pointe du doigt les limites de certains instruments utilisés par l'autorité monétaire et propose des axes d'amélioration. Finances News Hebdo : Face à un déficit budgétaire de plus en plus abyssal au Maroc, la politique monétaire serait-elle devenue l'alpha et l'oméga de la politique économique du pays ? Mohammed Akaaboune : Au Maroc, la politique monétaire de Bank Al Maghrib est régie par les nouveaux statuts qui accordent une autonomie à la Banque centrale, notamment en matière de choix des instruments de cette politique. Donc, a priori, on peut dire que la politique monétaire au Maroc respecte la spécialisation adoptée par plusieurs pays au cours des dernières années : la politique monétaire s'occupe de la stabilité des prix, alors que la politique budgétaire assure les objectifs de croissance et d'emploi. Cette spécialisation des objectifs caractérisait la politique économique des pays développés et de beaucoup de pays en développement qui ont opté pour l'autonomie de la Banque centrale. Cependant, depuis 2008, avec la crise financière, de nombreux pays développés comme les Etats-Unis et le Japon ont opté pour des politiques monétaires non conventionnelles, ayant pour objectif la stabilité du système financier et la relance de la croissance; et non seulement la stabilité des prix. Il en découle une remise en cause des fondements mêmes de ladite autonomie des banques centrales. Au Maroc, la politique monétaire est toujours de nature conventionnelle. Ainsi, selon les statuts de BAM, l'objectif final de la politique monétaire est essentiellement la stabilité des prix. Dans ce sens, la Banque centrale effectue des prévisions sur les tensions inflationnistes à travers une approche multicritères (utilisations de divers indicateurs : monétaires, financiers et réels) pour estimer l'inflation à venir à moyen terme et réagir le cas échéant s'il ya des tensions sur les prix. La réaction peut alors se présenter soit sous forme d'une hausse du taux directeur ou d'une hausse du taux de la réserve monétaire... Dans le cas inverse, ce sera une baisse du taux directeur ou une baisse du taux de la réserve monétaire. Bank Al-Maghrib favorise toujours et à titre prioritaire l'objectif de stabilité au lieu des objectifs d'activité. Il faut tout de même signaler que même si l'on parle de spécialisation des objectifs, la stabilité des prix n'est pas l'affaire exclusive de la politique monétaire. La politique budgétaire agit également dans le sens de la stabilité des prix à travers la Caisse de compensation et la politique des prix agit à travers le contrôle des prix d'un certain nombre de biens et de services. Au Maroc, les statuts de la Banque centrale ne prévoient pas une stricte spécialisation. La Banque centrale ne peut ignorer les priorités de la politique économique dans sa globalité. Dans ce sens, l'article 6 des statuts de 2006 de Bank Al-Maghrib souligne que «dans le but d'assurer la stabilité des prix, la Banque arrête et met en œuvre les instruments de politique monétaire définis à l'article 25... Sans préjudice de l'objectif de la stabilité des prix arrêté en concertation avec le ministre chargé des Finances, la Banque accomplit sa mission dans le cadre de la politique économique et financière du gouvernement». Selon les statuts de la Banque centrale, la politique monétaire au Maroc doit donc agir en concertation avec le gouvernement, tout en gardant son autonomie. Un autre aspect mérite d'être cité et qui plaide en faveur du renforcement du rôle de la politique monétaire : c'est le fait que celle-ci, comme politique de régulation conjoncturelle, est plus souple que la politique budgétaire, étant entendu qu'elle n'est pas soumise à l'approbation ou au vote du Parlement. Ainsi, le délai de mise en œuvre et de réactivité face aux aléas de la conjoncture économique est beaucoup plus rapide. Rappelons tout de même que dans le cas de la politique budgétaire, si le gouvernement veut réviser le contenu de la Loi de Finances, il doit préparer et présenter au Parlement une loi rectificative des finances, ce qui prend beaucoup de temps. Pour répondre à votre question, on peut dire que la politique monétaire peut jouer un rôle plus dynamique, mais qu'elle n'est pas encore devenue l'alpha et l'oméga de la politique économique du pays. L'histoire monétaire nous montre que cette politique a souvent joué un rôle de second ordre par rapport aux autres instruments de la politique économique. Milton Friedman proposait même de confier cette tâche à un ordinateur. F. N. H. : Selon vous, Bank Al-Maghrib mène-t-elle une politique monétaire accommodante ou plutôt restrictive ? Et quelles sont les limites et la pertinence de la politique monétaire qu'elle poursuit actuellement ? M. A. : Pour le premier volet de votre question, une politique monétaire accommodante accompagne la politique budgétaire. Ainsi, en cas de politique budgétaire expansive qui se traduirait par une hausse des taux d'intérêt, la politique monétaire serait expansive et abaisserait ces taux d'intérêt, ce qui favorise la croissance. Il faut signaler que les politiques accommodantes peuvent se traduire, également, par le financement monétaire du déficit budgétaire à travers les avances des banques centrales à l'Etat. A titre d'exemple, en 1984, la moitié de la masse monétaire au Maroc avait pour contrepartie les créances sur le Trésor, il s'agissait pour l'essentiel des créances de la Banque centrale ; or, de nos jours, une telle situation est difficile à envisager. Actuellement, les contreparties de la masse monétaire sont à environ 60% des crédits à l'économie, les créances sur l'Etat ne représentant plus qu'environ 10% des contreparties. Au Maroc, du fait de l'autonomie de la Banque centrale, et de la spécialisation des objectifs en vigueur, on ne peut pas parler de politique accommodante au sens strict du terme, notamment depuis l'adoption des politiques libérales d'inspiration monétariste. De nos jours, les statuts de la Banque centrale assurent ce qu'il convient de qualifier l'autonomie financière de la Banque centrale du fait que les avances de celle-ci au Trésor sont limitées aux facilités de caisse comme le stipule l'article 27 : «La banque ne peut accorder de concours financier à l'Etat ni se porter garante d'engagements contractés par lui, que sous forme de facilité de caisse. La facilité de caisse est limitée à cinq pour cent des recettes fiscales réalisées au cours de l'année budgétaire écoulée. La durée totale d'utilisation de cette facilité ne peut excéder 120 jours, consécutifs ou non, au cours d'une année budgétaire...». Nous pouvons tout de même parler de politique monétaire souple dans la mesure où la Banque centrale a fait beaucoup d'effort pour répondre aux besoins de liquidités du marché interbancaire. Rappelons qu'au début de l'année 2008, le taux de la réserve monétaire était de 16,5% ; ce taux n'a pas cessé de baisser pour atteindre 4% seulement en 2013. De plus, les injections de liquidités hebdomadaires sont importantes. On ne peut pas dire que la Banque centrale applique une politique restrictive. Même si le taux directeur ne baisse pas beaucoup, d'autres instruments montrent une grande souplesse de la politique monétaire. Pour répondre au deuxième volet de votre question, nous tenons à rappeler que dans le numéro du 21 mars 2013 de Finances News, et dans une étude plus détaillée publiée par l'Association marocaine de Sciences économiques (AMSE), dans le cadre de son rapport annuel sur l'économie marocaine intitulé : Questions d'économie marocaine (N° 2012) , nous avions présenté les limites de la politique monétaire au Maroc en montrant que cette politique ne s'intéresse qu'à la régulation de la liquidité de façon passive. Bank Al-Maghrib avance les fonds aux banques, avec un taux de satisfaction élevé, sans exiger d'informations sur l'usage de ces fonds. Cette attitude passive caractérise tous les instruments utilisés : nous avions suggéré que Bank Al-Maghrib mène une politique beaucoup plus active, dans le sens de l'orientation des fonds avancés aux secteurs productifs pour favoriser les entreprises créatrices de valeurs ajoutées et les entreprises exportatrices. Pour ce qui est de la résorption du déficit de liquidités, nous avions souligné que les instruments utilisés sont inefficaces et qu'ils risquent d'amplifier le besoin de liquidités des banques au lieu de le réduire, puisque les banques bénéficient d'avances à sept jours qu'elles doivent rembourser avec intérêt. En effet, qu'il s'agisse de l'injection de liquidités à 7 jours ou à 24 heures, ou encore des pensions livrées, la Banque centrale n'a aucun regard sur l'usage des ressources bancaires. La passivité caractérise également le cas de la baisse du taux directeur ; les banques auront des avances moins chères, mais l'usage est libre. La même remarque s'applique au cas où l'on abaisserait le taux de la réserve monétaire qui est actuellement de 4 %. La baisse de cette réserve permet d'alimenter les banques en liquidités supplémentaires, mais la Banque centrale n'a aucun impact sur l'orientation de ces ressources. Les banques sont totalement libres de l'affectation de leurs ressources. Il y a là, à notre sens, un risque potentiel de financement spéculatif et de très court terme au détriment des emplois productifs. Nous avions proposé la diversification des instruments et, surtout, le développement d'instruments se traduisant par une injection ferme de liquidités comme la technique de réescompte. De plus, il nous semble nécessaire de réduire le taux de satisfaction des demandes des banques en matière d'avances à 7 jours pour pousser celles-ci à chercher des ressources alternatives aux avances de BAM, notamment sur les marchés de capitaux. Cette démarche présente un double intérêt : renforcer la concurrence interbancaire et dynamiser les marchés de capitaux à travers le lancement d'emprunts. Actuellement, il faut tout de même relativiser ces propos car, dernièrement (réunion du conseil de politique monétaire de juin 2013), Bank Al-Maghrib a annoncé la mise en place de nouvelles mesures qui ciblent les PME et les TPE industrielles et exportatrices, ce qui constitue à notre avis une réaction positive allant dans le sens du soutien de la croissance de façon plus rationnelle. Nous ne disposons pas encore de statistiques concernant ces nouvelles modalités de refinancement, mais l'impact sera certainement positif dans le contexte actuel de crise et de limitation des crédits bancaires. F. N. H. : Certains chiffres de la Banque centrale font état d'une décélération de l'augmentation des crédits bancaires (de 3,9% en avril à 3% en mai 2013). Eu égard, à cela, BAM ne doit-elle pas changer son fusil d'épaule et adopter une nouvelle politique monétaire ? M. A. : Il faut remarquer qu'en cas de crise économique, la baisse des crédits bancaires octroyés à l'économie est une des manifestations les plus fréquentes. Cependant, cette manifestation n'est pas forcément la conséquence d'une réduction de l'offre de crédit bancaire, c'est le résultat d'un effet combiné de la baisse de l'offre, suite à la montée des risques, mais également de la baisse de la demande. Ce qui détermine la demande de crédit n'est pas nécessairement la présence d'une offre abondante et bon marché de fonds prêtables, c'est le climat des affaires et donc les perspectives de profits futurs qui déterminent le niveau d'emploi et le niveau de demande de crédit. En d'autres termes, ce sont les anticipations des agents quand à l'activité à venir qui détermine en premier lieu le volume des crédits. Ainsi, si les anticipations de profits futurs ne sont pas favorables, même si les taux d'intérêt baissent, la demande ne peut se relancer. Une personne ne peut emprunter pour produire 10 tonnes, si elle anticipe une demande future de 5 tonnes pour un bien donné. Ce qu'il convient de souligner, c'est que la politique monétaire au Maroc d'avant 2013 était trop passive, elle peut de nos jours devenir plus efficace et plus active en permettant aux banques de disposer de ressources, avec une conditionnalité liée au financement de l'économie. Il ne faut plus refinancer de façon aveugle toutes les demandes qui se présentent. Il est nécessaire à notre avis d'être sélectif et exigeant en faveur de l'intérêt national. La Banque centrale a la grande mission d'émettre un bien commun à tous : la monnaie ; elle est donc tenue d'en faire un bon usage par le refinancement des entreprises méritantes, grâce à la création d'emploi, à la création de valeur ajoutée et grâce aux exportations productrices de devises. Il n'est pas opportun de pratiquer une politique de relance sans limites, mais de refinancer ce qui est rentable économiquement et socialement, voire même écologiquement. Une entreprise qui respecte et sauvegarde l'environnement mérite un financement avantageux à travers un mécanisme de refinancement à taux bonifié. Nous proposons donc une politique de refinancement active et innovante à travers ce qu'on pourrait qualifier une politique monétaire économiquement, socialement et écologiquement responsable. La monnaie est le lubrifiant de la machine économique. On ne peut pas refinancer les crédits de toute nature aux mêmes conditions. F. N. H. : D'aucuns vont jusqu'à parler d'un certain entêtement de la Banque centrale en ce qui concerne sa lutte contre l'inflation. Le fait qu'elle s'obstine à maintenir le taux directeur actuel (3%) n'est-il pas préjudiciable au financement de l'économie ? M. A. : Le niveau du taux directeur n'est pas une fin en soi, c'est un moyen. De nos jours, toutes les banques centrales adoptent une fonction de réaction qui permet d'estimer le niveau futur du taux directeur. Cette fonction de réaction est inspirée de ce qu'on appelle la règle de Taylor, qui permet de déterminer le niveau du taux directeur en fonction aussi bien de l'écart du taux de croissance par rapport au taux de croissance potentielle et de l'écart du taux d'inflation par rapport au taux d'inflation ciblé. Ainsi, le niveau du taux directeur dépendrait de l'évolution aussi bien de la croissance économique que de l'inflation. Bank Al Maghrib n'a pas à baisser systématiquement le taux directeur, elle peut le faire en fonction de l'évolution du taux d'inflation et du taux de croissance. Au niveau stratégique, nous pensons que le niveau actuel de 3% n'est pas excessif, mais qu'il laisse une marge de manœuvre pour la Banque centrale qu'elle pourrait utiliser en cas de besoin. Le niveau du taux directeur n'est pas à manipuler à chaque fois, ce que la Banque centrale manipule ce sont les quantités et non le prix. La Banque centrale pratique une politique de taux d'intérêt, elle cible un niveau de taux du marché interbancaire, qui doit être maintenu, à travers ses interventions par les quantités injectées, à l'intérieur d'un corridor qui est de nos jours entre 4% (taux des avances à 24 heures) et 2% (taux des facilités de dépôts à 24heures). Pour expliquer cette stratégie du corridor, considérons une banque qui a un excédent de liquidités qu'elle cherche à placer, si les autres banques, dans le cadre du marché interbancaire, lui accordent 1% comme taux rémunérateur, elle pourrait toujours s'adresser à la Banque centrale et placer ses fonds à 2% au minimum. Le plancher du corridor est donc de 2% de nos jours. Une autre banque ayant un besoin de liquidités s'adresse aux autres banques pour emprunter, si ces dernières lui demandent un taux d'intérêt de 5% ou plus, cette banque peut toujours s'adresser à la Banque centrale qui lui avance les fonds demandés à 4% seulement. Ainsi, 4% sera le taux maximum du corridor et donc du marché interbancaire. Le taux du marché interbancaire va donc fluctuer à l'intérieur du corridor entre 2% et 4% autour du taux directeur de 3%; ce dernier a donc une valeur informationnelle. Pour ce qui est de l'utilité de la baisse du taux directeur et, comme nous l'avons souligné, cela dépend des prévisions d'inflation et des possibilités de croissance économique. Il ne s'agit pas d'une condition nécessaire pour la reprise de l'activité ou des crédits qui sont liés au climat général des affaires et non seulement au taux directeur. La baisse de ce dernier pourrait avoir un effet d'annonce favorable, ce qui constitue à notre avis une condition nécessaire mais non suffisante pour une reprise de l'activité économique et donc des crédits bancaires. Au lieu de réduire le taux directeur ou de baisser encore le taux de la réserve monétaire, il nous semble opportun de renforcer les modalités de refinancement plus ciblées et donc plus efficaces. La baisse systématique de ce taux ne peut qu'encourager les Banques à demander le refinancement de la Banque centrale à très court terme (7 jours) au lieu de chercher des ressources plus stables sur les marchés de capitaux pour financer l'économie.