Plus d'une décennie après la révolution qui avait porté l'espoir d'un renouveau démocratique, la Tunisie semble aujourd'hui engluée dans une profonde désillusion. L'échec des gouvernements successifs à mener les réformes économiques attendues, conjugué à une persistance des inégalités, du chômage et de la corruption, a entamé la foi des Tunisiens en la démocratie, au point que l'hypothèse d'un soulèvement populaire ne peut être écartée. Pour Sabina Henneberg, chercheuse au Washington Institute for Near East Policy et spécialiste des transitions politiques en Afrique du Nord, la crise que traverse le pays est avant tout le fruit d'un aveuglement économique. «Depuis 2011, aucun gouvernement n'a su répondre aux revendications qui avaient conduit les Tunisiens à se soulever en 2010 : l'injustice sociale, la corruption et le chômage. Cette inertie a sapé l'enthousiasme démocratique de la population et nourri un profond scepticisme», observe-t-elle dans un entretien accordé à Al-Qods Al-Arabi. Alors que le président Kaïs Saïed poursuit sa concentration du pouvoir, l'économie demeure exsangue et des milliers de Tunisiens cherchent à quitter le pays pour assurer un avenir meilleur à leurs familles. Dans ce contexte, Mme Henneberg estime improbable que le régime en place amorce de lui-même une transition démocratique, à moins d'une amélioration significative de la situation économique. «Dans ces conditions, une nouvelle révolte reste un scénario plausible», avertit-elle. Les pressions internationales, quant à elles, semblent inefficaces. Récemment, le sénateur américain Joe Wilson a plaidé pour la suppression de l'aide américaine à la Tunisie, espérant contraindre le président Saïed à un retour à la démocratie. Une stratégie que la chercheuse juge inopérante. «Les menaces ou réductions d'aides américaines n'ont eu aucun effet par le passé. Tant que des pays comme l'Italie poursuivent leur coopération avec Tunis et que le discours souverainiste de Saïed demeure inchangé, ces mesures risquent de rester vaines», analyse-t-elle. Elle met par ailleurs en garde contre les conséquences d'un tel désengagement financier. «Une réduction des aides ne ferait qu'aggraver la précarité, en particulier dans les régions de l'intérieur, et alimenter un sentiment antiaméricain. Elle compliquerait également toute future coopération avec un éventuel gouvernement démocratique, fragilisant davantage la stabilité régionale et, par extension, la sécurité américaine», souligne-t-elle. Face à l'enlisement institutionnel et à l'absence de perspectives économiques, Mme Henneberg insiste sur la responsabilité de l'opposition tunisienne, fragmentée et impuissante, qui peine à incarner une alternative crédible. «Si elle veut préserver ce qui reste des acquis démocratiques de la révolution, elle devra trouver un terrain d'entente et œuvrer à l'émergence d'une nouvelle génération politique, détachée des stigmates du passé et perçue comme intègre», préconise-t-elle. En dépit d'un horizon politique obscurci, elle estime que la société civile et les forces politiques peuvent encore jouer un rôle déterminant dans la reconstruction d'un projet démocratique viable. «Le processus sera long, mais il est impératif que de nouveaux partis et leaders émergent, affranchis de l'image d'élites corrompues et déconnectées du peuple», conclut-elle.