Moyennant 3.500 dirhams par mois, de jeunes filles marocaines se livrent au jeu virtuel des fantasmes sexuels de clients très loin de chez elles. Mission : faire durer le «plaisir» un maximum de temps. Enquête. Quartier Mâarif à Casablanca, pas loin des tours jumelles. Il est 14h55, ce mercredi 9 mars. La circulation commence à s'animer lentement mais sûrement. Dans le hall d'un immeuble, une jeune fille, 25 ans environ, attend l'ascenseur. Simplement habillée d'un jean et d'un pull en laine, elle appuie sur la touche du 5ème étage. Sur le palier, deux portes dont l'une est celle d'un cabinet dentaire. Sur la seconde une petite pancarte annonçant un changement d'adresse. La jeune demoiselle n'hésite pourtant pas à sonner et quelques secondes plus tard, une dame, la quarantaine, ouvre, un large sourire aux lèvres. Un flot de lumière inonde en même temps le triste palier de cet immeuble casablancais. L'intérieur est chichement meublé. Dans le salon de cet appartement, qui comporte en outre trois grandes pièces et deux salles de bains, se trouvent trois ordinateurs posées sur des tables basses avec trois divans en guise de chaise. L'un est occupé par une jeune fille, la vingtaine, outrageusement maquillée et habillée à la dernière mode. La première chose qui attire le regard, une abondance de végétations naturelles et artificielles, disposée de manière à séparer les trois postes. La dame au teint basané et à l'allure très décontractée se présente. Il s'agit de Samira, contactée au téléphone une heure et demie plus tard. C'est cette femme qui m'a dit auparavant au téléphone que son numéro ne courait pas les rues, essayant de connaître à tout prix le nom de la personne ressource. Ce n'est apparemment pas tous les jours qu'elle reçoit des appels téléphoniques de jeunes filles voulant exercer ce métier à part. La réponse vague ne paraît pas la rassurer, mais elle se décide pourtant à fixer un rendez-vous, une heure et demie plus tard, dans un appartement casablancais. C'est la société “Communication universelle SARL”. Les présentations et les salamalecs terminés, Samira se tourne vers un homme, qui jusque-là se tenait à l'écart. Petit, 1m70, gros, les cheveux tout blancs, blue jean et chemise rouge, il souhaite la bienvenue avec un français au fort accent. Sa poignée de main est moite et son regard perçant. Avec un sourire qu'il veut bienveillant mais qui sonne tout faux, il s'efface en désignant un petit couloir de la main. Au bout de ce corridor mal éclairé se trouve une chambre où trône magistralement un ordinateur, semblable à ceux de l'entrée, un téléphone et surtout, une Web cam. Le temps que Samira aille chercher un tabouret pour l'entretien, l'homme se présente. Cest le directeur, le patron. Celui que tout le monde appelle Eddy mais qui dit s'appeler Mahomet Almir, un Turc installé depuis longtemps en France et qui vient d'élire demeure au « plus beau pays du monde ». Sa première question est simple mais agressive. « Qui vous a donné nos coordonnées ? » La réponse, évoquant une jeune télé-opératrice qui travaille pour un call-center français installé à Rabat, paraît le satisfaire. Il se détend aussitôt et l'atmosphère avec. Ce call-center d'un genre très particulier est récent: « Nous n'avons commencé qu'il y a cinq ou six jours et nous sommes toujours dans la phase d'installation des équipes». «C'est pour cela que nous insistons beaucoup sur la confiance qui doit s'établir avec nos opératrices. Nous aurions pu faire une annonce au journal et avoir de nombreuses candidatures, mais nous préférons le bouche à oreille. C'est nettement plus intéressant à nos yeux ». Samira, qui, entre-temps, avait apporté un tabouret en doum, pur produit de l'artisanat marocain, s'éclipse discrètement. Il était clair que le Turc est l'homme fort de cette structure. Les premières questions sont très ordinaires : âge, études, expérience professionnelle, adresse, situation familiale. Et au fur et mesure des réponses, ses questions deviennent de plus en plus intimes. « C'est que le travail que vous allez faire est un peu spécial», explique-t-il avant d'ajouter : «Mais c'est un travail comme un autre. Un gagne-pain qui vous permettra également de vous amuser ». De quoi s'agit-il exactement ? De flirt. Le mot est lâché. « L'astuce est d'entretenir des dialogues coquins au téléphone, via SMS et sur minitel. Vous êtes censée vous trouver en France, dans le même département que les clients. Inutile de vous dire que votre français doit être impeccable ». Le salaire est de 3.500 dirhams par mois. Le planning prévoit quatre tranches quotidiennes de six heures. Le call-center ne ferme jamais ses portes. Les appels, les connectés, bref, le business dure 24h/24h. Eddy s'interrompt un moment, se racle la gorge et ajoute: «Vous serez confrontée à des situations un peu embarrassantes. Vous entendrez de gros mots, vous serez peut-être traitée de tous les noms, mais ne bronchez pas. L'idéal serait que vous jouiez le jeu et que vous poussiez le client à rester en ligne le plus longtemps possible ». A aucun moment Eddy n'a prononcé le terme « sexe ». Jusqu'au bout de l'entretien, il a été souriant, confiant. Interrogé sur les raisons de son installation au Maroc, il dit sur un ton confiant : «La fortune m'a toujours souri», avant de mettre fin à la rencontre. Et voilà comment on se retrouve embauchée sans même présenter ni CV ni pièce d'identité. Trouver un emploi n'aura jamais été aussi facile. Séduction universelle Samira prend le relais pour une petite heure d'initiation aux techniques de la séduction derrière l'écran d'un ordinateur assistée par une documentation présentant différents départements de l'Hexagone, leurs plus grandes villes, les restaurants, bars et pubs les plus en vogue et leurs adresses. Proximité oblige. « Le téléphone, ce sera pour après », explique laconiquement la responsable. Une « formation » interrompue cependant par Eddy, venu insister sur le planning nocturne. C'est que l'essentiel de l'activité de ce centre se déroule la nuit. « Entre 20h et 4h du matin ici, c'est-à-dire 21h et 5h en France », précise Samira qui apparemment trouve toutes les difficultés du monde à recruter des « filles capables de passer la nuit en dehors de chez elles ». « C'est un travail crevant. Ce matin par exemple, j'ai dû accourir en catastrophe pour ramener les filles, qui bossent la nuit, chez elles. Le taxi qui devait le faire leur a posé un lapin ». Le sourire toujours aux lèvres, elle se re-concentre sur l'écran devant elle jonglant entre minitel et plate-forme pour SMS, maniant les touches et tchatchant de la manière la plus libertine possible. Choisissant un pseudo des plus suggestifs : « sucre d'orge», «nénette d'amour » ou encoure «pulpeuse», son but, et donc celui que l'animatrice devrait avoir, est d'enflammer le minitel, garder le contact le plus longtemps possible avec la personne sans pour autant s'engager pour un rendez-vous. Dialoguer, accrocher sans conclure. Ceci semble être la devise de ce genre de service. Pour ce qui est des SMS, le but est d'obtenir le plus d'informations possibles sur le client : âge, situation familiale, profession, tendances sexuelles,… et de les noter dans un fichier spécial. Une précieuse source d'information que l'entreprise-mère, installée en France, se ferait une joie de vendre aux professionnels du mailing. La manipulation du minitel et des SMS assimilée, des travaux pratiques s'effectuent sous l'œil vigilant de Samira. Et là, des dialogues plus ou moins chauds se déroulent. En un quart d'heure, l'on se trouve à Amiens, à Nîmes, à Paris et à Strasbourg, draguant l'un, flirtant avec l'autre, et même faisant l'amour avec un troisième qui se trouve à des milliers de kilomètres. Une petite pause s'impose. Samira y consent mais insiste sur l'heure de reprise. Finalement, le rendez-vous est pris pour le lendemain à 9h. Voile, amour et sexe Le lendemain, l'accueil est encore plus chaleureux. Samira est aux petits soins avec une nouvelle opératrice, jeune, jolie, et surtout voilée. « C'est un boulot comme un autre. Tant que je suis anonyme et que personne ne me touche, je ne crains rien et je ne fais rien de mal », explique celle dont la présence a attisé la curiosité de ses collègues. Maîtrisant parfaitement le français, la voilée, comme l'appellent ces dernières, écoute attentivement les directives de la responsable qui, apparemment, se trouve là depuis plusieurs heures déjà encadrant chacune des opératrices qui étaient au nombre de six durant cette matinée. «Je me demande comment est-ce qu'elle va faire au téléphone », annonce Safaa, 21 ans, qui en est à son premier jour de travail, mais qui ne se formalise pas de sa nature. « On me paye 3.500 dirhams le mois pour chatter et allumer des mecs au téléphone. J'appelle cela m'amuser, et non travailler». Ces conversations se déroulent évidemment en l'absence de Samira, qui, entre-temps, est allée jeter un coup d'œil à trois filles perchées au bout du fil. De retour, elle annonce que sa jeune recrue de la veille est enfin prête pour des « dials». Il fallait donc changer de pièce et se diriger, comme la veille via le corridor mal éclairé, vers une pièce insonorisée, équipée des mêmes ordinateurs, téléphones et divans. Le confort est un principe pour « Communication universelle SARL ». C'est dans cette petite pièce que l'essentiel de l'activité de cette entreprise s'effectue. Samira est claire et nette sur ce point. « Ce ne sont que des filles bien rôdées qui parlent au téléphone. Tout cela n'est qu'une pièce de théâtre, une mise en scène à but purement commercial. La semaine dernière, une fille s'est effondrée parce qu'un client lui a tenu des propos qu'elle a jugés trop crus ». Les sados-masos, des VIP Après une brève présentation des manipulations informatiques et téléphoniques à faire, Samira change de place pour écouter. Elle compose un numéro, puis un second, introduit un code, le sien, et tend le combiné expliquant par là-même qu'il existe deux types de clients. «Les normaux, dont les conversations dites conviviales dans le jargon, et qui ont des tendances sexuelles ordinaires. Et les SM, les sado-masos, qui cherchent des femmes soumises ou des maîtresses, chacun selon ses fantasmes ». Ces derniers-là sont des VIP. « Il faut tout faire pour retenir leur attention, satisfaire leurs envies et les pousser à retéléphoner. Exigeants, il nous sont aussi très fidèles». Et c'est l'un d'eux, un habitué, qui s'est connecté le premier. Maître Nicolas, un Parisien de 36 ans, cherchait une femme soumise pour un acte sexuel. L'opératrice, qui, pour le client, est une jeune Française de 24 ans prénommée Nicole, habitant à un pâté de maisons de chez-lui, devrait se plier à ses désirs : se mettre à quatre pattes, se mettre à nu et se servir de l'outil disposé à côté. Le deuxième appel émane d'un masochiste cette fois-ci. Il voudrait que «sa maîtresse » le corrige et n'attend que sa fessée. Mais dans un pays où le chômage des jeunes fait des ravages, un tel job même s'il n'est pas très catholique est une aubaine. Et puis, chaînes satellitaires et Internet aidant, les Marocains se sont peu à peu habitués à cette véritable mode qu'est devenue le sexe virtuel. Multiples sont les chaînes télévisées et sites Internet qui, en des termes pour le moins clairs, souvent en arabe, et croustillantes nudités à l'appui, invitent téléspectateurs et internautes à des plaisirs «interdits». Relevant du banal, ces «services» sont en train de prendre un virage qui peut en choquer plus d'un. La vague de délocalisations, dont le Maroc sert depuis quelques années de plate-forme, semble ne pas exclure ce type d'activité. Des centres d'appels d'un genre spécial sont de plus en plus nombreux à Casablanca. Objectif, séduire, charmer, exciter…le plus longtemps possible des clients d'un genre tout aussi spécial. Des télé-opératrices, de jeunes filles des plus ordinaires, se prêtent au jeu du sexe, via minitel, SMS ou par téléphone. Exciter le client et nourrir ses fantasmes, voilà ce qu'on leur demande de faire. Et elles s'exécutent. Une activité tenue par des étrangers et des Marocains qui sont à l'affût des jeunes Marocaines en chômage. Visiter l'un d'eux, c'est se rendre compte qu'un monde parallèle où toutes les obscénités est en train de se construire. C'est désormais chose faite. Au fil des communications, les gémissements, les halètements, les soupirs, mais aussi les mots et expressions les plus crus, les actes sublimés, imaginés, mais non moins dégradants se succèdent. L'opératrice n'a pas le choix. Elle répond, simule pendant une trentaine de minutes, le temps moyen de connexion. Et elle devrait le faire au minimum trois fois par jour. Vous avez dit un boulot comme les autres?