«Un demi-siècle dans les arcanes de la politique» est le livre du professeur et ancien Conseiller royal, Abdelhadi Boutaleb. L'auteur nous parle, dans cet épisode, de Cheïkh Yassine, de l'Union arabo-africaine et de la motion de censure contre le gouvernement Azzedine Laraki. Hatim Betioui: Au milieu des années 80, Abdeslam Yassine, le guide du groupe intégriste interdit « Al-Adl wal Ihsane » a été arrêté. Pourriez-vous nous en parler et nous dire ce qu'en pensait le Roi Hassan II ? Abdelhadi Boutaleb : Je n'ai jamais évoqué avec le Roi sa perception de Yassine, comme je n'ai jamais entendu son jugement à son égard. Tout ce dont je me souviens concernant Abdeslam Yassine, c'est d'avoir fait sa connaissance alors qu'il était inspecteur de l'enseignement primaire pendant que j'étais ministre de l'Education et de l'Enseignement. Il était venu me voir au ministère une ou deux fois. Il était jeune à cette époque, du même âge que moi ou presque. On ne savait pas qu'il avait une tendance intégriste politique. Par la suite, on a commencé à parler de lui comme adepte d'une des tarikas (voies) soufies. A cette époque, il ne portait pas la barbe, ni même une djellaba marocaine ; il venait me voir en costume et cravate européens. Il était affable, courtois et visiblement timide. J'avais pris connaissance de certains rapports qu'il rédigeait en sa qualité d'inspecteur dans l'enseignement. Son appréciation du comportement pédagogique des enseignants des écoles qu'il inspectait était objective et correcte. Je peux dire à son sujet que c'était un cadre sérieux au sein du ministère de l'Enseignement. J'ai ensuite appris que lorsqu'il s'est bien imprégné du soufisme, il a adressé au Roi Hassan II une lettre intitulée «l'Islam ou le déluge». Dans son message, Yassine n'a pas respecté les usages et les égards dus par un citoyen marocain à son Roi. Il a donc suscité la colère du Roi, tant pour le fond de la lettre que pour sa forme. Le traitement injuste que les autorités de la sécurité marocaine lui ont infligé en le plaçant en résidence surveillée pendant près de 17 ans, en a fait une victime digne de considération et de solidarité. Cependant, sa libération par S.M. le Roi Mohammed VI et sa remise en liberté ont fait tomber cette auréole et il est redevenu un simple citoyen, au plus un leader parmi les chefs de partis politiques. Lorsque vous étiez conseiller du Roi, celui-ci vous a-t-il jamais chargé d'une mission auprès de lui ? Cela ne s'est jamais produit. Je voudrais dire que, jusqu'à ce jour, quand je compare l'image que j'en garde lorsqu'il était venu dans mon bureau au ministère de l'Education et de l'Enseignement à celle que je vois aujourd'hui, depuis qu'il n'est plus en résidence surveillée et que les médias ont braqué leur projecteur sur lui, je ne trouve aucune ressemblance. Les deux images sont bien distinctes l'une de l'autre, tant les années qui les séparent sont nombreuses. En 1984, le Maroc et la Libye ont signé l'accord portant création de l'Union arabo-africaine. Quelles sont les raisons qui avaient poussé le Roi Hassan II à s'engager dans une telle union ? Ce que le Maroc et la Libye ont créé n'est pas une unité mais une union. Cela veut dire que le colonel Kadhafi était arrivé à la conclusion, après les tentatives et les projets d'unification précédents avec la Tunisie et l'Egypte, qu'il ne pouvait qu'accepter et se contenter de l'union, devenue dans son esprit un fait indispensable. Hassan II voulait lier Kadhafi par les clauses de l'Union arabo-africaine qui créait entre le Maroc et la Libye des relations préférentielles ne permettant plus à la Libye de soutenir les adversaires de l'unité territoriale du Maroc qui se sont insurgés contre le légitimité marocaine historique. Tous les accords de ce genre sont plus profitables à une partie qu'à l'autre. Kadhafi a réalisé, grâce à l'Union et pour la première fois, un de ses projets, même s'il n'est pas à la mesure de son ambition, celle de réaliser une unité intégrante. Pour sa part, le Roi Hassan II a démontré qu'il était l'homme des solutions flexibles et de la vision large en parvenant, grâce à l'Union, à neutraliser la Libye dans la question du Sahara. Cependant, le destin a voulu que l'Union arabo-africaine ait une vie éphémère. Elle a subi le même sort que les projets d'unification qui l'ont précédé et qui faisaient courir le colonel Kadhafi. Et le voici, aujourd'hui encore, qui recherche l'unité du continent africain. Les Etats-Unis, on le sait, se sont opposés à ce projet. Qu'en est-il des autres pays du Maghreb arabe ? Personne n'était favorable à l'union entre la Libye et le Maroc, tout comme personne n'avait admis l'unité entre la Libye et la Tunisie. Quant au Maghreb arabe, il trébuche parce que l'Algérie voulait, au moment de sa création, qu'il reflète l'équilibre des forces et qu'elle en soit, elle, le membre le plus puissant et la locomotive principale. Il était inadmissible que le Maroc s'intègre dans une union avec le régime du colonel Kadhafi qui professe l'accomplissement, sous la direction de la Libye, d'une révolution populaire mondiale. Il n'était pas logique que le Royaume du Maroc, conservateur, s'unisse avec ceux qui ont détruit le trône d'une autre monarchie du Maghreb arabe. Mais le Roi Hassan II avait ce rare don de savoir concilier les paradoxes. L'Union entre le Maroc et la Libye a cessé d'exister dès que l'objectif ayant présidé à sa création a été atteint. En 1989 une motion de censure a été introduite contre le gouvernement du Dr Azzedine Laraki. Sachant que vous avez joué le rôle de l'audacieux cavalier lors de la motion de censure contre le gouvernement de Ahmed Bahnini en 1964, comment avez-vous perçu cette nouvelle motion? Et quelle en est votre appréciation politique. L'idée ne m'est jamais venue de comparer les deux cas. Dans le premier, j'étais un acteur directement concerné puisque j'étais ministre dans le gouvernement auquel on voulait retirer la confiance, et son porte-parole, ce qui m'imposait de prendre la défense du gouvernement. Concernant la deuxième motion de censure, qui visait le retrait de confiance au gouvernement dirigé par Azzedine Laraki, je n'étais pas de la partie. J'étais, à ce moment-là, à la tête de l'ISESCO. J'ai donc suivi l'affaire de loin et remarqué que la motion n'avait pas l'ardeur et l'acuité de celle de 1964. La différence entre les deux est grande. La motion de 1989 s'était vite estompée ; il a suffi que le Premier ministre prononce un discours où il a répondu aux interrogations et aux critiques de l'opposition pour que le gouvernement obtienne la confiance. On raconte qu'à l'issue de la motion de censure contre le gouvernement d'Azzedine Laraki, le Roi a commencé à penser à introduire des changements constitutionnels et à lancer l'expérience de l'alternance. Est-ce vrai ? J'étais loin, à cette époque, des secrets de politique intérieure du Roi Hassan II. Je n'étais pas encore conseiller pour la seconde fois. Cependant, il me semble bien qu'à partir de ce moment-là, l'idée de modifier un certain nombre de choses, d'introduire des réformes constitutionnelles et de changer quelques têtes a commencé à germer dans son esprit. Il a commencé à penser que la meilleure façon d'exercer le pouvoir, et le gage le plus sûr de sa pérennité, serait que le Roi partage ses pouvoirs avec les autres institutions constitutionnelles, conformément à la Constitution. Il pensait à l'opposition, car il souhaitait pour le Maroc un système similaire au système parlementaire britannique où le pouvoir repose sur l'alternance entre deux partis principaux, alors qu'il n'admettait pas que les compétences de la monarchie en Grande-Bretagne. Il considérait que le système du Roi qui règne et ne gouverne pas convient aux Anglais, qui le pratiquent depuis très longtemps. Pour les Marocains, au contraire le Roi règne et gouverne depuis toujours et détient la plus haute autorité. Cela n'empêchait pas, cependant, Hassan II d'être ouvert au changement limité et conditionnel. On remarque, en effet, que les amendements qu'il a apportés à la Constitution diminuent chaque fois un peu plus et progressivement les pouvoirs de l'institution monarchique au profit des pouvoirs judiciaire et exécutif sans toute fois réduire le rôle historique du Roi. Celui-ci suivant attentivement et minutieusement l'évolution de l'opinion publique intérieure, de même qu'il suivait les développements que connaissait la scène politique internationale. Il savait que l'avenir appartenait à la démocratie et au régime monarchique où le Roi est en symbiose avec le peuple, partageant avec lui le pouvoir , mais conservant le rôle du dirigeant-guide, du capitaine du navire. Il avait la conviction que son régime et même sa manière d'exercer le pouvoir était accepté par la majorité du peuple, et que l'affection portée à la monarchie et à sa personne était un sentiment enraciné dans le cœur de tous les Marocains au point qu'il nous a dit une fois : en supposant que ce pays souhaite se transformer en république, si je me présentais aux élections pour le poste de président de la république , je l'emporterais à la majorité. « je dis cela tout en sachant qu'il n'acceptait pas qu'on porte atteinte à la monarchie et à sa sacralité ou qu'on lui manque de respect ouvertement ou par allusion. D'ailleurs la Constitution comme on le sait interdit cela au même titre que la constitution française interdit qu'il soit porté atteinte au régime républicain de quelque manière que ce soit.