«Un demi-siècle dans les arcanes de la politique» est le livre du professeur et ancien Conseiller royal, Abdelhadi Boutaleb. L'auteur nous raconte, dans cet épisode, ses rapports avec Kadhafi. Hatim Betioui : comment s'est passée votre entrevue avec le Président Habib Bourguiba ? Abdelhadi Boutaleb : Quand le Président Bourguiba m'a reçu, je lui ai raconté mon histoire avec le coup d'Etat. Le lendemain, les journaux tunisiens ont publié une photo montrant le Président en train de m'écouter, tandis que sur les colonnes de leurs premières pages on pouvait lire en grande manchette «Le ministre d'Etat Boutaleb raconte à S.E. le Président les détails du coup d'Etat de Tripoli contre le régime monarchique». Ensuite, je suis rentré au Maroc. J'ai mis le Roi Hassan II au courant, puis j'ai repris mon périple pour transmettre les lettres Royales aux autres Rois et Présidents. Une année plus tard, à l'occasion de la célébration du 1er anniversaire de la révolution libyenne, le Roi m'a dépêché pour le représenter aux festivités organisées à Tripoli. C'est alors que j'ai fait la connaissance du colonel Kadhafi. Ce dont je me souviens concernant cette visite, c'est d'avoir assisté aux côtés des Présidents et des Rois à une cérémonie marquée par des discours et par des parades de la jeunesse et des forces armées. J'ai écouté le discours de plus d'une heure du colonel. Il l'a entamé en s'adressant à Gamal Abdel Nasser en ces termes : «Mon frère le grand leader, le grand guide». Puis j'ai écouté le discours du Président Gamal Abdel Nasser. Rentré à l'hôtel, j'ai trouvé sous ma porte une carte de visite sur laquelle était écrit «De Muammar à son frère Abdelhadi Boutaleb». Quand j'ai demandé à la réception: «Qui est ce Muammar ?», on m'a : «C'est le guide Kadhafi». Sur la carte, il n'y avait à côté de ‘Muammar' aucune mention indiquant sa qualité ou son titre, ni guide de la révolution, ni président de la libye, pas même le patronyme `Kadhafi' ! A la réception, on m'a expliqué que Kadhafi était venu à l'hôtel dans la soirée et s'est rendu auprès des chefs de délégation pour saluer ceux qu'il y a trouvés, et glisser une carte de visite sous la porte des autres. Certains adversaires du colonel Kadhafi au Maroc plaisantaient et me taquinaient en disant, au moment de mon départ pour la Libye pour y représenter le Roi Hassan II à la commémoration de cet anniversaire : «Vous êtes parti en Libye le jour de son coup d'Etat, peut-être que cette visite-ci sera l'occasion pour un contre-coup !». Quand il m'a reçu pendant la période des festivités, le colonel Kadhafi a évoqué ma présence à Tripoli le soir de la révolution. Nous avons, l'un et l'autre, commenté cet événement historique et je lui raconté les détails de ce qui s'était passé à l'hôtel `Al-Waddane`. A l'issue de cette visite, des liens amicaux solides se sont noués entre nous, surtout que je le lui ai rendu par la suite de nombreuses visites en tant qu'envoyé du Roi Hassan II, et qu'il me recevait toujours en tête-à-tête. Je me souviens qu'une fois nous nous sommes même raconté des anecdotes. Il aime les anecdotes égyptiennes. Nous discutions en tête-à-tête, et il riait si fort que ses collaborateurs l'ont entendu et s'en sont étonnés. D'ailleurs, quand je l'ai quitté, ils m'ont dit : « C'est la première fois que nous entendons ses éclats de rire ». Alors je leur ai dit : « C'était, entre lui et moi, un moment de grande cordialité ». Le guide a commenté cela en disant : « Nous nous entendons, le professeur Boutaleb et moi, à merveille, et nous avons eu des conversations très agréables». une fois, dans le cadre de mes multiples déplacements comme émissaire du Roi, il dit à son entourage : « Je préfère que l'envoyé spécial du Roi Hassan II soit toujours M. Boutaleb, car je m'entends avec lui à 100% ». Ensuite, le colonel Kadhafi est venu au Maroc en visite officielle en 1983, après la signature à Oujda de l'accord de l'Union arabo-africaine entre le Maroc et la Libye. Au cours de cette visite, il a exprimé au Roi Hassan II le souhait de s'adresser aux masses marocaines dans une place publique. Le Roi s'est excusé en disant : « Aucun chef d'Etat ayant visité le Maroc ne s'est adressé aux masses populaires ». Puis il a ajouté : « Au lieu de cela, je ferai une exception pour vous. Vous pouvez recevoir et discuter avec les chefs des partis politiques, y compris les partis d'opposition, ainsi qu'avec les membres de l'Académie du Royaume du Maroc. Cela vous permettra de vous faire une idée complète de la politique et de l'activité culturelle au Maroc ». Je me souviens que lorsque nous, les membres de l'Académie, lui avons rendu visite en son lieu de résidence à Rabat, nous avons trouvé chez lui des valises pleines d'exemplaires du Livre vert qu'il avait apportés avec lui. Il nous les a distribués, assortis de ses explications. Il a engagé avec les membres de l'Académie une discussion édifiante et agréable. Lorsque mon tour de parler est arrivé et que j'ai levé la main pour poser ma question, Kadhafi s'est écrié : « Le professeur Abdelhadi Boutaleb a assisté à la révolution libyenne, nous le considérons comme un révolutionnaire ». Je lui ai posé une question académique embarrassante, à laquelle il a répondu laconiquement, évitant d'entrer dans les détails. Je lui ai effectivement demandé : « Colonel, vous avez réussi votre révolution et nous vous en félicitons, mais à quoi attribuez-vous votre réussite ? Si vous le permettez, j'ai une raison pour poser la question, je ne sais pas si vous la partagez avec moi : vous avez mené une révolution aux plans méthodologique et idéologique dans un petit pays faiblement peuplé, et disposant d'importantes richesses pétrolières. Votre révolution aurait-elle réussi, par exemple, dans un pays plus peuplé et avec des ressources financières moindres, sinon inexistantes?» Ma question semblait signifier que, d'après moi, ce sont les conditions matérielles de la Libye, c'est-à-dire sa richesse pétrolière et ses énormes ressources financières, qui l'ont aidée à mobiliser des groupes d'acteurs politiques autour de la révolution et à en faire les dirigeants du pays, comme il le dit. Sa réponse a été, en toute simplicité : “Une révolution comme la nôtre peut convenir même à la chine”. La révolution libyenne s'est produite, et vous avez informé le Roi Hassan II et le Président Bourguiba des détails du coup d'Etat. Comment le Roi HassanII et le Président Bourguiba ont-ils accueilli l'événement? Le colonel Kdhafi n'avait pas encore énoncé les principes fondateurs de sa révolution et on savait seulement que c'était pour lui un moyen de prendre le pouvoir. Si son régime avait une assise révolutionnaire, il n'en suscitait pas moins des interrogations quant à sa réalité, sa nature et son programme. Comment allait-il se comporter avec les pays du Maghreb et de l'Orient arabe ? Etait-ce un pouvoir indépendant ou inféodé au régime égyptien? Il y avait autant d'appréhensions que d'interrogations. Le président Bourguiba et le roi Hassan II ont dû se dire : “Nous devons rester méfiants et vigilants avec le nouveau régime libyen”. Qu'est-il advenu de l'invitation marocaine adressée à la Libye pour participer à la Conférence islamique au Sommet de Rabat? Avez-vous adressé aux nouveaux dirigeants du pays une invitation similaire à celle que vous aviez transmise à l'ancien prince héritier? J'ai poursuivi ma tournée dans les autres pays arabes sans revenir an Libye. Plus tard, l'invitation a été transmise au colonel par la voie diplomatique ordinaire. A ce propos, j'aimerais m'arrêter sur la plus importante étape de mon périple, le Royaume d'Arabie Saoudite, où j'ai transmis le message d'invitation au Roi Fayçal Ibn Abdulaziz. Pourquoi mentionner le Roi Fayçal en particulier? Parce qu'il était le promoteur de l'idée de cration de relations inter-islamiques. Le nationalisme arabe préconisé par le président Gamal Abdel Nasser constituait le courant prédominant au Proche-Orient. Il galvanisait les masses arabes parce qu'il leur était présenté par l'Egypte comme étant une panacée pour les maux de la nation arabe. Il traduisait l'apiration du monde arabe à surmonter ses crises et sortir de l'ornière. C'est ce courant qui était à l'origine, bien des années avant la révolution libyenne, de la “militarisation” de certains régimes civils du Moyen-Orient.