«Je poussais donc le temps avec l'épaule» est le titre de la pièce qui a été jouée mardi 9 avril au théâtre 121 de l'I F de Casablanca. Elle dispense des enchantements proustiens. Vêtu sobrement d'un long manteau noir, et curieusement en chaussettes, comme s'il voulait feutrer tout bruit de nature à distraire le spectateur de la voix du narrateur, Serge Maggiani a tenu seul sur scène pendant une heure et quart dans un décor sobre. Ce décor se constitue d'un écran en mousseline, volontairement vieilli, et dont les pans recouvrent la scène d'un carré blanc. Il y a évidemment du défi à mettre en scène Marcel Proust. Ses phrases longues, qui bifurquent dans tous les sens, sont aux antipodes de la réplique. Charles Tordjman, le metteur en scène de «Je poussais donc le temps avec l'épaule», a pourtant su tirer parti du jeu du comédien et de la lumière pour faire d'un texte littéraire une dramaturgie. Il a établi une véritable complicité entre la teneur des propos de Maggiani et l'éclairage. Les spectateurs qui assisteront à cette pièce qui se joue encore mercredi 10 avril à 20h 30 à Casablanca et vendredi 12 avril à Agadir, pourront apprécier le jeu d'ombre contre l'écran en mousseline. L'acteur et son ombre sont l'autre façon de voir ce spectacle. Les mouvements au ralenti du comédien projettent une ombre, d'une présence troublante, sur l'écran en mousseline. Cette façon de faire rappelle les ombres chinoises. Et puis, la lumière est parlante dans cette pièce, elle est expressive ; elle répand une atmosphère proustienne en suggérant l'orange des crépuscules ou la couleur des sentiments du narrateur lorsqu'il évoque la mort de sa grand-mère. Cet épisode d'ailleurs est le seul qui soit étranger au premier tome de «La recherche du temps perdu». Parce que c'est de Combray qu'il est question dans «Je poussais donc le temps avec les épaules» - titre emprunté aux «Mémoires» de Saint-Simon, un auteur dont faisait grand cas Proust. Il s'agit donc des angoisses du narrateur à l'idée de ne pas avoir le baiser de sa mère avant de dormir, de ses subtilités descriptives au sujet des aubépines et des marronniers. De ce point de vue-là, on peut dire que la réussite de cette pièce doit beaucoup au texte de Proust qui été servi par le jeu d'un comédien qui varie les intonations, fixe l'attention des spectateurs, se fait suivre dans tous ses gestes. À cet égard, le jeu corporel de Serge Maggiani constitue une valeur ajoutée à la teneur du texte proustien. Ce comédien accroît l'intérêt et l'émotion de tous. Il épuise toutes les possibilités de son corps, se couche sur la scène, joue sur son séant. Ces différentes postures ont contribué à dynamiser la pièce et à la sortir du risque qui menace les adaptations de textes littéraires qui se confondent, souvent, avec la lecture de texte. Et puis, il y a évidemment la sonate de Vinteuil. Elle a ponctué à quatre reprises le jeu du comédien. Cette sonate a été empruntée à une phrase de Tom Cora, un compositeur contemporain. La dernière scène de la pièce l'instrumentalise d'une façon admirable. Le comédien évoque la mort de la grand-mère du narrateur et sombre dans le noir. Intervient alors la phrase de Tom Cora qui s'élève crescendo en même temps que la lumière qui s'intensifie graduellement jusqu'à révéler le comédien dans un éclat aveuglant.