Cela représente un gain de 26,5%, soit un taux d'accroissement annuel moyen de 1,6 %, inférieur encore à celui de l'Algérie ou de l'Egypte, où la cadence moyenne annuelle d'accroissement dépasse déjà les 2 %. Cette croissance de la population enclenchée s'accompagne d'une redistribution spatiale déjà spectaculaire de la charge humaine. L'enquête lancée entre 1948 et 1950, sous la direction de Robert Montagne, pour prendre la mesure du prolétariat "néocitadin" qui s'agglomère dans les villes du littoral Atlantique, estime à environ un million d'hommes le nombre des Marocains ayant quitté leur douar natal, entre 1920 et 1950, et pris le chemin de l'exode, soit pour s'installer sur une terre plus nourricière, soit pour s'infiltrer en ville. Quantité de ces migrants se fixent sur les terres ouvertes à la colonisation et constituent une main-d'œuvre flottante où les colons puiseront à bon marché des manœuvres de force pour défricher la terre caillouteuse et criblée de végétation arbustive, ou bien répondent à l'appel des chantiers portuaires, routiers et ferroviaires qui représentent, plus encore que les villes nouvelles, les chantiers gros consommateurs de maind'oeuvre dans l'entre-deux guerres. Le "Maroc au travail" -célébré avec emphase par les coloniaux de Paris- ce fut d'abord cet archipel de chantiers, avec son semis dense de villages de tentes temporaires, égrenés le long des grands axes de communication, sur les premiers sites miniers et de grande hydraulique comme sur l'emplacement des villes neuves. Un Maroc où le génie militaire joue un rôle capital, ouvrant la voie avec les chemins de fer à voie étroite et les pistes, qui tissent entre les routes un réseau capillaire de plus en plus touffu. La crise de 1929 surprend des dizaines de milliers d'hommes vivant dans des baraques de fortune ou bien sous tente, parfois même dans des tranchées-galeries creusées à fleur de terre. Ce Maroc des chantiers, intermédiaire entre la campagne et la ville, est le creuset éphémère du Maroc capitaliste des grandes compagnies et l'antichambre des cités encore en gestation. Ce n'est plus la campagne. Ce n'est pas encore la ville. L'habitat y est plus que précaire. C'est pourquoi le typhus, ce fléau d'un Maroc livré aux grandes compagnies vectrices d'un capitalisme débridé faute de contre-pouvoirs, s'y insinue et y rôde en permanence. Dès 1921, il lèche le chantier du Tanger-Fès et il devient le mal rampant de cet agglomérat improvisé de chantiers et camps de toiles ou noualas confectionnés à la va que je te pousse: au mépris des précautions les plus élémentaires de l'hygiène collective. Mais cet archipel de chantiers a constitué, à n'en pas douter, une transition entre le douar et l'usine, pour emprunter aux sociologues de l'ère coloniale un de leurs raccourcis favoris et réducteurs. Jetons un coup d'oeil sur l'un des plus gros chantiers érigés pour construire un très grand barrage: celui d'Imfout. Entre 1939 et 1952, cette gigantesque entreprise de travaux publics est découpée en cinq tronçons pour, grâce à la réalisation d'un barrage de retenue et d'un tunnel souterrain, dériver l'eau de l'Oum er Rebia dans la plaine des Doukkala, à l'ouest de Bou Laouane. Trois mille Marocains, encadrés par trois cents cadres et contremaîtres européens, sont en permanence attelés à cet ouvrage. Pour 80 % d'entre eux, ce sont des gens du cru: des petits éleveurs du pays Rehamana, qui sont des saisonniers allant et venant au gré du calendrier des récoltes et des fêtes religieuses. Swassa et Drawa constituent le restant, où la direction du chantier recrute préférentiellement ses chefs d'équipe et ses ouvriers qualifiés. Ils sont les seuls à disposer de baraquements pourvus d'électricité et d'eau à demeure. Les autres s'entassent dans des noualas de fortune. Mais tous, à un degré inégal, font l'apprentissage du salariat (paie à la quinzaine), du travail en équipe, d'une législation protectrice encore balbutiante: autant du fait de la volatilité de la main-d'œuvre que de la volonté distendue de l'appliquer émanant de l'entreprise. Tous sont soumis à des influences syndicalistes souterraines. Tous, en somme, sont astreints aux très rudes disciplines d'un grand chantier industriel, qui est bien l'une des rampes d'accès privilégiée à ta civilisation matérielle de la ville. On pourrait en dire autant des petites ou des grosses bourgades minières qui bourgeonnent çà et là. Dans le Maroc oriental, la cité charbonnière de Djerada, Zellidja, gisement de plomb et de zinc, vecteur d'une exemplaire cité minière dessinée à la manière du patronat social du XIXème siècle en France, Bou Arfa, filon de manganèse et de cobalt, qui garde le profil d'un camp minier. Sur le plateau central de la meseta atlantique, ce sont Kouribga et Louis Gentil, deux cités minières posées sur les deux grandes plates-formes de l'extraction des phosphates. On recense quelque 36.000 mineurs dans la zone française à la fin du Protectorat. Sans doute un nombre encore consistant de paysans mineurs persiste à habiter sous la tente ou la nouala. Mais déjà la majorité glisse de la condition de paysan-mineur à celle de mineur d'origine agro-pastorale. Elle s'entasse alors durablement dans des villages miniers auxquels les dirigeants des compagnies capitalistes et les managers de l'Office Chérifien des Phosphates (près de 15.000 employés, dont 11.400 mineurs en 1955) S'efforcent de donner l'apparence de médinas. On y introduit l'équipement de la cité orientale: maison en dur individualisée avec patio, four à pain, hammam, souq et mosquée de proximité. En vérité, l'administration ou la compagnie, sauf à Zellidja, n'anticipe guère. Elle entérine a posteriori les constructions des primo-occupants, c'est-à-dire qu'elle durcit et aménage quelque peu des villages miniers spontanés et invertébrés. Dans ces bourgades minières, dont aucune n'accède encore au statut de municipalité, on voit déjà se constituer, après 1945, une société de mineurs, façonnée par les données constitutives de la petite ville ouvrière. Le "turn over" du recrutement se ralentit. La main-d'œuvre se fixe par étapes: du célibataire d'abord, parqué autoritairement dans des villages à part, au père de famille ayant fait venir sa femme de loin ou pris femme sur place. A Kouribga, lancée en 1921, on atteint déjà, dans les années 1950, le cap de la deuxième génération, celle des fils de mineurs. Le milieu de la mine forge une culture qui déruralise le mineur, quand il prend souche durablement, et l'insère dans un universel ouvrier-mineur daté, circonstancié, contemporain de la deuxième révolution industrielle. Le mineur troque le seroual pour le pantalon, la djellaba pour la veste. Il passe de la natte au lit. Il substitue l'armoire-buffet au coffre. Il chevauche (rakiba : mot fort surgi du vocable bédouin immémorial valorisant l'homme qui monte un coursier pour la guerre) non plus l'âne prosaïque, mais un vélo prestigieux. Il abandonne l'orge en bouillie ou en galette comme nourriture de base et se convertit au pain et à la semoule du couscous, quasi quotidien et souvent carné. Il peut concilier de vieilles affiliations confrériques et célébrer la fête de sainte Barbe, patronne de la profession. «Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat» Daniel Rivet – Editions Porte d'Anfa, Casablanca 2004- 418 pages.