Je me propose de rappeler sous quel aspect apparaissait le Maroc avant 1932, date de mon arrivée à Rabat. Si curieux que cela puisse paraître, il n'existe pas de description objective de ce, qu'à cette époque, on désignait sous le nom de l'Empire Fortuné. Les étrangers en sont mal informés, et les jeunes Marocains, même ceux qui ont dépassé la quarantaine, et même lorsqu'ils appartiennent aux classes dirigeantes, ne le sont pas davantage. Il est surprenant de constater que les Français de 1888 étaient mieux informés des choses du Maroc que ne l'étaient ceux de 1932. C'est qu'en 1888, un homme hors série, le Vicomte Charles de Foucauld publiait son extraordinaire Reconnaissance du Maroc, un gros ouvrage de près de 500 pages, illustré de 4 photogravures et de 101 dessins d'après les croquis de l'auteur. On connaît le destin de cet ancien Saint-Cyrien qui, après avoir quitté l'armée pour rejoindre la jeunesse dorée de son époque, jeunesse à laquelle il appartenait par sa naissance et sa fortune, entreprit un jour de se faire explorateur. Il portera son choix sur le Maroc fermé, dont on savait peu de choses et qui constituait cette île du Maghreb, comme les Arabes l'appellent eux-mêmes, et qui est situé à un cap de l'Afrique. Il s'agit bien en effet d'une île circonscrite par une côte hostile, des déserts et des montagnes. En onze mois, du 20 juin 1993 au 23 mai 1884, Foucauld se livre à un véritable travail de géographe. Il reprend, en les perfectionnant, 689 km des travaux de ses devanciers et il y ajoute 2250 kilomètres. Il possédait que des altitudes se chiffrant par quelques dizaines, il en apporte trois mille. Mais Foucauld ne se contente pas de faire oeuvre de géographe et de savant, il était également un observateur subtil, un sociologue et un ethnographe. Voyageant sous l'apparence d'un juif, accompagné du rabbin Mardochee, il arriva que sa véritable identité fût percée à jour et, dans sa préface, il rend hommage à cet Hadj Rhim Qsem El Hamoudi qui, « au risque de sa vie, l'a protégé dans le danger, et auquel il doit la vie ». Sans doute ce protecteur courageux avait-il reconnu dans ce voyageur clandestin un de ces hommes de qualité au charme desquels les Marocains sont particulièrement sensibles. Par ailleurs, les conclusions de Foucauld sont intéressantes, car il admet sans ambages que la xénophobie contre laquelle il eut à se défendre n'était pas le fait de l'intransigeance religieuse. Ecoutons-le plutôt : «Les cinq dixièmes du Maroc, dit-il, sont donc entièrement fermés aux Chrétiens ; ils ne peuvent y rentrer que par la ruse ou au péril de leur vie. Cette intolérance extrême n'est pas causée par le fanatisme religieux ; elle a sa source dans un sentiment commun à tous les indigènes : pour eux, un Européen voyageant dans leur pays ne peut être qu'un émissaire envoyé pour le reconnaître ; il vient étudier le terrain en vue d'une invasion. On le tue comme tel et non comme infidèle. Sans doute la vieille antipathie de race, la superstition y trouvent aussi leur compte ; mais ces sentiments ne viennent qu'en seconde ligne. On craint le conquérant bien plus que le Chrétien ». Notre cartésianisme, souvent très pur dans ses intentions, mais souvent aussi mal compris de ceux qui ne sont pas imbus de culture occidentale, peut s'étonner qu'une nation, riche d'un passé glorieux, fit preuve à la fin du XIXème siècle d'une telle méfiance à l'encontre d'une civilisation dont la supériorité, pas plus que l'avenir, ne paraissait à l'époque devoir être mise en doute. Depuis, on a pu s'apercevoir que cette civilisation s'appuyait davantage sur des progrès matériels que spirituels... ce qui n'est pas sans inconvénients ! N'est-ce pas plutôt autorisé à interpréter cette méfiance comme une manifestation de ce qu'on appelle la conscience collective d'un peuple ? On peut citer l'exemple du Thibet, qui s'est défendu pendant des siècles contre l'intrusion étrangère. A-t-il lieu de se féliciter des contacts qui lui ont été imposés ? La Reconnaissance du Maroc de Foucauld constitue à mes yeux, à un double point de vue, un document capital. Il restera, en effet, pour les historiens un inestimable travail et, sans risque de se tromper, on peut avancer que c'est grâce aux enseignements recueillis par Foucauld que Lyautey put, si rapidement, concevoir les grandes lignes de la politique qui allait guider son action. Les deux hommes étaient en effet liés d'amitié, ils étaient sensiblement du même âge, Lyautey étant l'aîné de quatre ans, tous deux étaient formés à la même école et professaient le même idéal. Foucauld, en quelque sorte, le premier collaborateur de Lyautey. En vérité, le Maroc en lui-même était peu connu aux alentours de 1932. A ceux qui ne l'ignoraient pas, il apparaissait comme une réussite de la France, réussite à laquelle était attaché un nom prestigieux, déjà entré dans la légende, celui de Lyautey. Lyautey, en quelques années, d'un coup de baguette magique, avait bâti un empire. Le génie d'un Lyautey, c'est d'avoir eu autant de talent dans la conception que dans la réalisation, c'est d'avoir communiqué sa foi à une foule de gens qu'il avait su choisir et qui, à sa voix, étaient accourus de tous les horizons : roturiers ou aristocrates, militaires ou civils, français ou étrangers et je pense à ces Russes blancs de l'époque, nouveaux réfugiés, qu'il sut attirer au Maroc et qui rendirent tant de services. Tous répondirent à son appel. Le résultat fut cette génération spontanée, obtenue sans contrainte à son appel, dans le travail et dans la joie. Et ce qu'il y a de remarquable, dans cette réussite, c'est qu'elle fut obtenue en n'utilisant qu'un nombre fort restreint de fonctionnaires. Ce nombre n'excédait pas six mille, alors qu'il atteignait quarante mille dans les derniers temps du Protectorat. Cette pléthore de fonctionnaires contribua, par la suite, à aggraver le malaise politique et l'opposition nous reprocha cet alourdissement de la machine administrative.