Une nouvelle année nous ouvre ses bras et je suis presque sûr que tout le monde de par le monde, à commencer par moi, espère que cette fois-ci elle sera la bonne. La sera-t-elle vraiment, je n'en sais rien mais, personnellement, je n'en souhaite pas moins. Vous savez, je fais partie d'une génération qui est née à une époque où râler, rouspéter, protester, se révolter, voire donner un grand coup de pied dans la fourmilière, c'était une seconde nature. Tu pouvais être dans le camp que tu veux et de la classe que tu veux, tu étais amené(e), à un moment ou un autre, d'une manière ou une autre, à élever la voix, ne serait-ce que pour dire poliment ce que tu penses de telle ou de telle chose, surtout quand tu n'étais pas d'accord avec cette chose ou une autre. Nous n'étions pas tous gâté(e)s par la vie car nous n'étions pas tous né(e)s avec une cuillère en argent dans la bouche, mais je vous assure que nous étions presque tous de grands privi-légiés, et je vais vous expliquer pourquoi. Je vais vous raconter un récit personnel que beaucoup de mes proches connaissent déjà parce que je le leur ai raconté cent fois. Mon père, paix à son âme, était un haut fonctionnaire de la santé publique, autodidacte, très pieux et très traditionnaliste. Pourtant, je me suis retrouvé accidentellement à l'école française ou ce qu'on appelait, parfois péjorativement, «La Mission». Et contrairement à ce qu'on pourrait penser aujourd'hui, nous n'étions pas uniquement entre enfants de riches, de colons ou de «collabos», mais il y avait de nombreux élèves issus de couches parfois très populaires. En fait, c'était un peu normal parce qu'à cette époque-là, «La Mission» était ouverte à tous et était gratuite. Et oui : le rêve ! Et quel grand privilège ! Cette cohabitation sociale a été salutaire pour moi et pour tant d'autres. D'ailleurs, quand j'avais décroché mon bac, je suis parti aussitôt en France pour poursuivre mes études, et là, également, je me suis retrouvé avec des concitoyens venus de tous les horizons sociaux, du plus nanti au plus démuni. Et ce qui était à la fois paradoxal et sympathique, c'est que la grande majorité de ces étudiants bénéficiaient d'une bourse marocaine, y compris les «enfants de riches», donc y compris moi. Et vous savez pourquoi ? Parce que les partis politiques progressistes et la grande organisation estudiantine de cette époque avaient milité pour la généralisation des bourses afin que tous les étudiants, quelle que soit leur origine sociale, soient logés à la même enseigne et puissent être indépendants, matériellement, idéologiquement et politiquement de leur famille. Le rêve! Et quel immense privilège ! Je suis persuadé, et je sais que je ne suis pas le seul, que c'est ce magnifique concours de circonstances socio-politico-historiques qui a fait de moi et de tant d'autres, ce que nous sommes aujourd'hui, Dieu merci, à savoir, d'abord des gens instruits, mais aussi, souvent, des gens éclairés, ouverts, tolérants, et surtout râleurs, critiques, protestataires, voire pour certains d'entre nous, ouvertement «révolutionnaires». Ma modestie naturelle et mon humilité légendaire me retiennent de force pour m'empêcher de vous dire et de fanfaronner que ma plus grande fierté, c'est d'être perçu, comme un grand râleur, ou mieux encore, comme une «grande gueule». Quel gigantesque privilège ! Maintenant que je vous ai raconté ma vie, ou du moins ce qui, entre autres, a fait ce que ma vie est aujourd'hui, je n'ai plus qu'à vous souhaiter ainsi qu'à tous vos enfants et aux enfants de vos enfants d'avoir ce formidable pouvoir de vous indigner, et si possible, car c'est encore mieux, de pouvoir râler. Car, qu'on les aime ou qu'on ne les aime pas, les râleurs sont des gens vraiment utiles pour le développement de l'humanité. Sinon, si vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas être des râleurs, soyez au moins… des rêveurs. En attendant, je souhaite à tous et à toutes les indigné(e)s une année plus sympa et plus cool que celle dont nous venons de nous débarrasser, et à toutes les rêveuses et tous les rêveurs un monde vraiment meilleur. Un dernier mot sous forme de devinette pour rigoler un peu : est-ce qu'avec plein de mini-partis, on pourrait faire un grand… vide ?