Je suis heureux et triste à la fois. Je suis heureux, comme je le suis d'ailleurs chaque jour, de venir à votre rencontre, de renouer avec vous ce lien autant virtuel que réel qui me permet, moi, de délirer en toute liberté et en toute impunité, et qui vous donne l'occasion, vous, de me lire, je l'espère, avec plaisir, et parfois, j'y aspire, avec le sourire. Oui, je suis content de vous retrouver sans même aller à votre recherche puisque, dans tous les cas, je ne vous connais pas. Pourtant, je vous devine, je pense savoir ce que vous pensez de moi et ce que vous me reprochez. Je sais, par exemple, que vous appréciez, de temps à autre, que je dise des choses que l'on ne dit pas ailleurs, comme je sais d'ailleurs que, des fois, vous m'en voulez d'en dire trop ou pas assez. Mais quelle que soit votre appréciation ou votre désapprobation, je considère notre relation comme un privilège, comme un luxe, et c'est pour ça que je suis si heureux. Le privilège, justement, d'un billettiste, et quoi que je dise, c'est de pouvoir, non seulement raconter tout ce dont il en a envie et à chaque fois qu'il en a envie, mais surtout de s'adresser à vous, sans même vous demander votre avis. Oui, je suis heureux parce que, même quand je suis triste, c'est à vous que je me confie. Et, aujourd'hui, je suis triste, très triste. Jean Ferrat vient de s'éteindre, et j'ai eu, soudain, l'impression, la certitude, l'amère conviction, que la mort non seulement existe bel et bien, mais qu'elle n'épargne personne. Je savais que nous les gens normaux, qui ne savons rien faire d'extraordinaire, allions tous mourir, et je trouvais ça normal. Mais, j'ai toujours pensé que les poètes, eux, étaient des immortels. Je parle des vrais poètes, de ceux qui ont un cœur géant, et qui distribuent l'amour comme d'autres distribuent des bonbons. A tout venant. Pour moi, Jean Ferrat n'était pas seulement un vrai poète, c'est un poète vrai. Un poète vrai a toujours raison parce qu'il est le seul capable, avec un vers ou deux, de vous faire frissonner, de vous enivrer, de vous donner le vertige, de vous donner l'envie de voler, de chanter, de danser, d'aimer la vie, et de vous marquer à vie. Jean Ferrat en était capable. En tout cas, j'ai été, dans une autre vie, et jusqu'à aujourd'hui, une de ses victimes consentantes. La première fois que j'ai fait la connaissance avec Jean Ferrat, je devais avoir 15 ou 16 ans, j'étais un lycéen «normal» de l'époque, c'est-à-dire boutonneux et insoucieux. Et puis un jour, notre professeur d'Histoire-Géo - que je salue au passage et que je ne remercierai jamais assez – qui, pour mieux nous expliquer un cours, je crois, sur le relief, a eu l'idée géniale de rapporter en classe un électrophone, vous savez ces vieux appareils en forme de mallette et grâce auxquels on pouvait connaître, le temps d'un instant, et parfois, pour toute la vie, le bonheur, le vrai. Il l'avait posé sur son bureau et l'avait branché. Ensuite, il avait ouvert son cartable, avait sorti une pochette de disque 45 tours, et avait commandé le silence. C'était ma première rencontre avec l'art, avec la poésie, avec la musique, bref, avec le bonheur. Ecoutez : «Pourtant que la montagne est belle Comment peut-on s'imaginer En voyant un vol d'hirondelles Que l'automne vient d'arriver ?».C'était un moment magique et inoubliable.Oui, je peux vous le dire aujourd'hui : pour moi, il y a eu l'avant-Jean Ferrat, et l'après-Jean Ferrat. C'est Jean Ferrat qui m'a fait aimer la poésie, mais aussi, j'en suis sûr, qui m'a appris à vraiment aimer. Aimer les autres. Aimer à en perdre la raison. Jean Ferrat, si toi, tu ne vas pas au paradis, moi, non plus, je n'y vais pas.