Vendredi dernier, une sympathique table-ronde a été organisée à la Bibliothèque Nationale de Rabat, à l'occasion de la parution d'un livre- hommage dédié à la mémoire du sociologue, écrivain et intellectuel Abdelkébir Khatibi (1938-2009)**. De bonnes choses ont été écrites dans cette poly épitaphe, tantôt amicales, tantôt fraternelles ; tantôt nostalgiques, tantôt admiratives ; tantôt respectueuses tantôt érudites ; bien sûr parfois égocentriques, emphatiques ou réductrices, mais c'est humain… De bonnes choses ont été dites durant cette rencontre, mais comme c'est souvent –comme c'est nécessairement – le cas, bien des facettes de la personnalité évoquée n'ont été suffisamment mises en lumière, surtout qu'avec Abdelkébir Khatibi, on se trouve face à une personnalité multidimensionnelle, foisonnante, compliquée, pour ne pas dire sibylline… Il y a eu le sociologue (sa formation de base), qui officiait dans l'éphémère Institut de Sociologie de Rabat, cet admirable petit centre universitaire tellement dynamique, tellement en avance sur son temps qu'il fut hâtivement et froidement démantelé durant l'été 1968 par les politicards de l'époque, qui craignaient une « contagion » des évènements parisiens de Mai 68, dont ils estimaient coupable …la corporation subversive des sociologues !... Bref, « casser le thermomètre pour faire tomber la fièvre », telle était la lumineuse stratégie politique en cours… Et qui a fait ses preuves… ….mais à quel prix ! Pour en revenir à Khatibi-professeur, ses cours étaient en même temps lumineux et obscurs… Lumineux parce que sa parfaite maîtrise des sujets traités et sa vaste culture donnaient à ses cours une charpente et un déroulement impeccables ; obscurs parce qu'à l'instar de nombreux surdoués dont les pensées devancent les mots, son élocution était émaillée de mots avalés et ses phrases se terminaient parfois en murmures, comme s'il se parlait à lui-même… Il y a eu l'observateur politique (il n'est jamais, semble-t-il, allé bien au-delà) qui exerça son esprit libre et son acuité d'analyse pour jeter un regard sans concession, mais toujours avec une certaine mesure, sur les évènements marocains et étrangers, en particulier sur la question palestinienne, véritable cas d'école pour la vérification du concept de « l'altérité », ou, a-contrario, celui du refus de l'altérité, car le sionisme, maintenant poussé dans ses derniers retranchements par l'arrivée au pouvoir à Tel-Aviv de Netanyahou et Liebermann, est devenu, par delà l'exaltation de soi, essentiellement le rejet de l'autre, comme le furent jadis le nazisme, le fascisme, l'apartheid et autres stalinisme, comme l'est aujourd'hui le « Ben-Ladenisme » et comme risquent de le devenir, subrepticement, tous ces mouvements euro-centristes et xénophobes planqués derrière « l'identité nationale »… l y a eu l'homme de lettres, romancier, essayiste et poète, qui trouva dans le texte écrit, bien plus que dans l'exposé oral, son domaine de prédilection pour manier les idées et les concepts…et qui s'abandonna avec délectation à la magie des mots, les siens et ceux qu'il s'appropriait, puisant avec gourmandise dans la besace du bilinguisme et ratissant le vaste champ du multiculturalisme, accomplissant la prouesse de tirer profit de l'acculturation sans subir la castration de la déculturation. C'est d'abord à cet égard qu'il peut être considéré comme un passeur et un maître à penser. Il y a eu, plus que l'expert ou le critique d'art, l'ami des artistes, esthète éclairé s'intéressant autant à la calligraphie qu'au tapis, à Kandinsky qu'à Klee, à Cherkaoui qu'à Ikken, à la peinture du Moyen Orient qu'à celle du Japon. Le maître mot étant le signe, qui fait la jonction avec l'écriture, avec la parole proférée ou silencieuse Dépassant l'esthétisme étroit et la quête du « beau », quelque sens que l'on donne à ce terme, l'art est une signature : celle de l'artiste, celle de l'artiste en rapport avec son œuvre, celle de l'œuvre en rapport avec la société, celle de la société en rapport avec sa culture, celle de la culture en rapport avec le monde. Pour Khatibi, l'artiste, et le créateur en général, ne peut être ni un électron libre ni un marginal, au contraire, il doit s'impliquer et s'investir, donner à voir et à sentir…Vaste programme ! Et puis il y a eu « l'homme- miroir », celui qui cherchait son propre reflet en lui-même, en s'aidant à l'occasion de la psychanalyse, mais en cheminant surtout, avec patience et ténacité, le long de son « parcours initiatique », fait d'expériences et de rencontres, de lectures et de contemplations, de conversations et de silences, de colères et d'étonnements… Avec Khatibi, l'initiation, processus sans fin, n'est pas à prendre au sens d'une quête d'érudition , ni même de sagesse ou de bonheur, elle est à prendre au sens que l'initiation possède chez les peuplades dites « primitives », au sens de ce passage du stade de l'enfance, de la dépendance, de l'ignorance et de l'impuissance, au stade , non seulement de l'autosuffisance et de l'autonomie vitales, mais aussi et surtout de l'harmonie communautaire et de la symbiose avec la nature. Pour s'aider dans cette quête, il a créé de toutes pièces un certain nombre de schémas et de clés, comme les concepts de « l'entre deux », de « la pensée autre », de « l'aimance » et tutti quanti… C'est là qu'on pénètre de plain-pied dans la maïeutique khatibienne, et n'y entre pas qui veut… Moi, je préfère me rabattre prudemment sur sa fameuse boutade de veille d'Aïd el-Kébir : «je suis né demain», que je trouve éminemment khatibienne parce qu'elle a forcément comme pendant : «je suis mort hier»,et ainsi la boucle sera bouclée, car comme aujourd'hui c'est en même temps hier de demain et demain d'hier, l'absence de Abdelkébir Khatibi s'inscrira toujours dans la présence, une présence qui ne prétend pas nous donner des réponses, mais qui s'évertue à nous poser, et à nous faire poser les bonnes questions …. Tels sont ses signes. Telle est sa trace ? Voire ! *Artiste peintre ** «Le jour d'après, Dédicaces à Abdelkébir Khatibi» Sous la direction d'Assia Belhabib Ed. Afrique-Orient, Casablanca. 2010, 208 p.