Abdelkébir Khatibi nous a quittés le 16 mars 2009. Mais avant de partir, il s'est lancé un dernier défi : écrire son autobiographie intellectuelle. Comment quelqu'un qui a écrit quasiment dans tous les genres, essayiste, dramaturge, poète, romancier, sociologue, critique littéraire et critique d'art… peut-il parvenir à rendre compte de son aventure intellectuelle ? En guise de réponse et comme testament, Khatibi nous a légués un opuscule : «Le Scribe et son ombre» (Editions de la Différence, 2008, 125 pages). La couverture est illustrée par le portrait de l'auteur réalisé par le peintre italien Valerio Adami, un peintre ami de la littérature, dont les lignes en fuite suggèrent un certain Khatibi sans le représenter. Le titre va dans le même sens : «le scribe», c'est cet homme qui passe sa vie à écrire et son «ombre» c'est la promesse de cette «autobiographie intellectuelle»… juste une ombre si c'est possible, car on ne doit pas espérer plus. Il y a 40 ans, Khatibi inaugurait son œuvre littéraire avec «La Mémoire tatouée» (1971), texte autobiographique, «autobiographie précoce» précise-t-il dans son ultime livre, mais qui déjouait déjà les contraintes du genre en focalisant l'attention sur la réflexion et non sur l'anecdote. Khatibi situe son dernier livre «entre l'autobiographie, le témoignage et le récit intellectuel» (p.7). Il avance à coup d'interrogations, d'hypothèses et de bribes de réponses en variant le style et le genre d'écriture. Il passe de l'essai au journal intime, du récit au dialogue, de l'épistolaire au fragment… l'image est furtive, fugitive et fugace : «l'image de soi plutôt la fiction d'un double» (p.14), nous prévient l'auteur. Retour sur des moments marquants dans son parcours sans les figer… juste des coups de brosse pour tracer l'ombre du moment ou de l'espace ou de l'ambiance. D'abord, le Maroc qu'il dit aimer avec «une bienveillance critique et vigilante» (p. 9). Ensuite, il y a eu sa «seconde ville natale», Paris : «A Paris, j'appris à être anonyme, mobile, circulant dans le labyrinthe d'une ville elle-même fluide, féeriquement fluide, ouverte aux aventures et aux aléas de l'agitation cosmopolite» (p.19). Dans ce lieu, il a vécu des rencontres intenses et décisives avec ceux qu'il nomme «des esprits majeurs» : Barthes et Derrida. Une expérience, des espaces, des hommes, une philosophie… défilent. L'effort accompli (ou plutôt en accomplissement) pour forger une pensée autre, c'est-à-dire une pensée libre et libérée. Un des projets de Khatibi fut justement de «décoloniser» les soubassements de [sa] formation scolaire et universitaire. [Se] positionner dans l'Histoire telle qu'[il] l'a vécue dans ses adversités. Singulariser cette posture, en marge de tout système de pensée qui [l]'eût domestiqué» (p.25). «La marge», voici un autre mot-clef du parcours khatibien. Ne pas se cantonner dans le déjà-là, chercher dans la périphérie. Dès son retour de France, il s'attelle à la fondation d'une nouvelle école post-coloniale de la sociologie au Maroc, «au-delà de tout orientalisme». Par la suite, de la sociologie pure et dure, il bifurque vers la sociologie de la littérature conciliant ainsi son «désir croisé de connaissance et d'imagination». C'est sa position de prédilection et quand il voyage, il scrute les hommes et les choses avec un «télescope onirique». Ce qui l'attire dans une pensée c'est «son mode d'éveiller l'esprit à la critique, à la résistance, à la dissidence, à l'utopie d'un monde à venir» (p.61). Son bâton de pèlerin à la main, Khatibi avance avec sa «fluidité identitaire» semant le vœu de paix jusqu'à Jérusalem où il rencontre Shimon Peres, à Gaza où il discute avec Yasser Arafat s'interrogeant, chemin faisant, sur la problématique du «voisinage», il constate certains échecs politiques (départ des juifs du Maroc ; l'impossible union du Maghreb…) et lance avec regret : «Pourquoi cette impossibilité d'un vivre ensemble […] ?» (p.63). Suivant son itinéraire à travers «l'écriture de la différance» (Derrida), Abdelkébir Khatibi offre de lui l'image de l'intellectuel par excellence au point de paraître se détacher du quotidien ; il se détourne en effet du contemporain car il est tourné vers l'avenir. Cependant le lire est un plaisir même quand on ne parvient pas toujours à avancer à son rythme. Des fragments de ce livre s'imposent à moi et insistent pour trouver place dans l'espace étroit de cette petite chronique. Impossible, rétorquais-je, car sinon je dois retranscrire ici tout le texte et donc relire et réécrire «Le Scribe et son ombre» ce qui quadruplerait le plaisir. L'errance et le délire jouissif sont parfois contagieux, alors j'arrête et je laisse le lecteur opérer sa propre exploration de cette autobiographie intellectuelle d'un des plus grands écrivains du Maroc. Au lecteur de tenter, à sa manière, de dévoiler cette «vérité masquée dans le langage». *Critique littéraire