Rachid Andaloussi : Regard d'un architecte Sur la ville de Casablanca (18) Dans cette série d'entretiens, l'architecte de renommée internationale Rachid Andaloussi raconte l'histoire de Casablanca à sa manière. Avec son regard perspicace, sa vision des choses exceptionnelle, l'enfant de la métropole nous fait découvrir cette ville mouvementée qui brille par la richesse de son patrimoine architectural et ses édifices hors pair. Et ce n'est pas tout. Ce militant, défenseur acharné de la modernité, nous raconte son combat intense, mené depuis des années, afin de concilier la capitale économique avec son passé glorieux et la remettre sur le bon chemin à l'instar des plus belles cités mondiales. Bourré d'espoir et d'un optimisme inégalé, Andaloussi place haut la barre, espérant qu'un jour Casablanca organise les Jeux olympiques. Un rêve tout à fait légitime, martèle-t-il, soulignant dans ce sens la nécessaire implication de toutes les bonnes volontés. Les propos. Al Bayane : Selon vous, la société civile doit assumer sa responsabilité en matière de protection du patrimoine de la ville. Qu'en est-il du rôle de l'Etat alors ? Rachid Andaloussi : L'Etat, a lui seul, ne peut pas tout faire. C'est vrai que son rôle consiste à mettre sur pied des lois et renforcer l'arsenal juridique en matière de protection du patrimoine architectural. Mais cela n'est pas suffisant. Ce sont les associations qui doivent demander la protection du patrimoine. Dans tous les pays démocratiques, le rôle des associations de la société civile est d'une importance primordiale en matière de la défense des revendications des citoyens. Le plus important, c'est que ces structures sont devenues une force de proposition et contribuent aussi au développement de la société. Alexis de Tocqueville dans son livre «De la démocratie en Amérique», évoque l'usage que les Américains font de l'association dans la ville civile. Selon ce penseur éclairé, les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s'unissent sans cesse, que ce soit pour construire des hôpitaux, des écoles et même des prisons, bâtir des auberges, défendre leurs droits. C'est une société d'action par excellence. Rappeler vous bien que ce livre a été écrit au milieu du 19e siècle. S'agissant du patrimoine architectural de Casablanca, comment avez-vous œuvré pour concrétiser votre stratégie ? Comme je l'ai indiqué dans l'édition précédente, notre stratégie se base en premier lieu sur la sensibilisation et la réconciliation des citoyens avec leur patrimoine, et enfin, la phase la plus importante, celle de la réappropriation de l'espace. Dans le même ordre d'idées, je souligne que l'ex Wali de Casablanca, Driss Benhima, nous a donné un coup de pouce durant notre bataille pour la réappropriation de certains patrimoines de la ville. Son assistance nous a beaucoup inspiré en matière de l'élaboration d'une stratégie claire pour atteindre nos objectifs. La bataille n'a pas été si facile comme on le croyait au début, surtout face à des promoteurs qui ne cherchent que le profit. Apparemment, et d'après les informations qui ont été véhiculées, votre bataille pour la réappropriation des anciens abattoirs était en effet un véritable parcours du combattant. Quelles sont les étapes clés de votre démarche d'appropriation ? L'enjeu principal pour les promoteurs immobiliers consiste à valoriser les terrais qui se trouvent dans leur ligne de mire en particulier. Faute d'une réglementation forte en matière de préservation du patrimoine architecturel, ils n'ont pas besoin de se remuer les méninges pour obtenir un permis de démolition délivré par la commune. Il suffit juste de présenter un document aux autorités concernées attestant que le bâtiment en question menace ruine... La spéculation immobilière effrénée a eu des effets pervers sur la beauté de la ville de Casablanca. S'agissant du cas des anciens abattoirs, il y avait un important promoteur immobilier qui voulait le démolir, tout en voulant obtenir une dérogation pour réaliser son projet. La commune a donné son feu vert, alors que l'ex Wali, Driss Benhima a stoppé net ce processus. Conformément à la loi, les dérogations doivent être déposées au bureau du Wali. Heureusement que Benhima était là pour donner raison aux revendications de la société civile. Avez-vous donc réussi à mettre en échec les tentatives du promoteur immobilier? La question n'est pas assez facile comme vous l'imaginez. Les abattoirs ont été considérés comme une aubaine pour les promoteurs, surtout que l'on sait qu'ils sont construits sur cinq hectares. Cela équivaut à la superficie d'un quartier. D'autant plus que c'est une composante essentielle de la mémoire collective et de l'histoire de la ville. Ils ont été construit en 1922 par les architectes Georges Ernest Desmarest et Albert Greslin et inauguré par le résident général Lyautey. Cette construction d'un style néo-mauresque illustre en effet, la maîtrise de la technique de l'utilisation du béton armé, encore récente à l'époque. Mais, il faut souligner que tout le travail fait par le Wali pour freiner cette urbanisation immodérée de la ville n'aurait pas pu aboutir sans un soutien de la société civile, car l'édifice n'était pas protégé juridiquement. Ainsi, on a constitué un groupe composé de Salma Zerhouni, Jamal Boushaba, Jacqueline Aluchon, Hind El Khatib, Farid Zahi et feu Mohamed Kacimi...pour solliciter une intervention de S.M le Roi Mohammed VI. Comment avez-vous fait ? Le jour où on a su que S.M le Roi Mohammed VI va décorer l'artiste Mohamed Kacimi, on s'est dit qu'il s'agit d'une opportunité à ne pas rater pour faire parvenir notre doléance à S.M le Roi. Nous nous sommes réunis chez moi à la maison et nous avons écrit une lettre pour qu'il la transmette à S.M le Roi, tout en sollicitant son intervention. Dans cette lettre, nous y expliquons notre vision au chef suprême de l'Etat, celle de transformer les abattoirs en un espace artistique et culturel. Je pense que grâce l ́intervention royale, la procédure de démolition a été bloquée. Par la suite, on a mis en place l'association «Majazir Addar Al Baidâa» pour développer l'idée de faire des abattoirs un espace favorisant toutes les formes d'expressions culturelles et artistiques. En 2003, la bataille de l'inscription des anciens abattoirs sur la liste des monuments historiques de Casablanca est enfin gagnée. 2008était aussi une réussite extraordinaire. Ainsi, une convention de partenariat a été signée entre un collectif d'associations représentées par Casamémoire et la mairie de Casablanca. Malheureusement, aujourd'hui les choses sont bloquées à cause du manque de subventions. En plus, certaines pseudo-associations veulent s'accaparer du projet. Il faut dire que de telles attitudes mesquines ne servent à rien les intérêts de la ville. Ce fut vraiment dommage...