L'état d'urgence sanitaire, déclaré au Maroc depuis vendredi pour faire face au nouveau coronavirus, n'est pas une mesure nouvelle pour les Marocains. Ainsi, au XVIIIe et XIXe siècles, alors que la peste faisait ravage au Maghreb, tuant des milliers de morts et que le Makhzen était impuissant face à sa propagation, des Marocains en provenance de l'étranger avaient décrit le concept de l'isolement, communément appelé «la quarantaine». Les Marocains sont familiers avec le concept d'isolement ou de «quarantaine» depuis plusieurs siècles. En effet, tout au long de son histoire millénaire, le Maroc a fait face à plusieurs catastrophes naturelles qui ont menacé sa stabilité et la survie de sa population, dont plusieurs épidémies comme celle de la peste. Ainsi, au XVIIIe, alors que le makhzen était impuissant devant les milliers de morts, certains Marocains ayant visité des zones sous le contrôle des Européens avaient évoqué «la quarantaine», dispositif visant à placer les personnes soupçonnées d'être infectées en isolement afin d'éviter la propagation des épidémies. Le Maroc à la découverte de la quarantaine Dans son livre «Histoire des épidémies et des famines au Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles», Mohamed Al-Amin Al Bazzaz raconte comment ces Marocains ont évoqué certains aspects des progrès dans les pays qu'ils ont visités. «Ils avaient alors décrit cette quarantaine et en avaient connaissance dans leur pays avant même qu'elle ne soit appliquée par le Conseil de la santé», écrit-il. De son côté, l'ambassadeur marocain Mohamed Ben Othman Al Meknassi, dépêché par le sultan alaouite Mohammed III, a décrit dans son livre «Al Exir fi Fikak Al Assir», son voyage en Espagne, en détaillant la quarantaine qu'il avait découvert à son arrivée à Ceuta en 1779. «Ainsi, chaque visite passe dans une partie aménagée 40 jours, sans qu'il ne sorte», explique-t-il, en précisant que même ceux chargés de lui ramener de la nourriture ne sont pas autorisés à le toucher. Mohamed Al-Amin Al Bazzaz y voit une «description précise», qui lui permet de conclure qu'il s'agissait d'un «phénomène nouveau que les Marocains n'avaient pas vécu à cette époque». Quinze ans plus tard, l'historien marocain Abu al-Qasim Ziyani évoque, dans son livre «Attarjamana Al Koubra», des mesures sanitaires qu'il avait vécu en Tunisie. De retour de son troisième voyage en 1794, il raconte ainsi que le navire qui le transportait, avec un certain nombre de pèlerins, de passagers turcs et de chrétiens, avait été interdit d'accoster dans le port de Tunis. Les voyageurs étaient alors obligés d'y effectuer une «quarantaine de 20 jours». Et de fustiger une mesure «contraire à la loi islamique». L'isolement en temps de peste À la fin des années quatre-vingt du XVIIIe siècle, la peste est apparue en Algérie et en Tunisie, ce qui poussé le sultan alaouite Mohamed ben Abdellah à prendre certaines mesures, notamment l'établissement d'une zone militaire aux frontières orientales pour protéger son royaume de l'épidémie, écrit-on dans l'ouvrage «Histoire des épidémies et des famines au Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles». À partir de l'année 1792, l'autorité consulaire résidant à Tanger commençait à prendre des mesures sanitaires préventives sur le front marin. En 1793, elle réussissait même à obtenir l'approbation de Moulay Slimane pour imposer une mise en quarantaine à l'Algérie qui s'étendait de juin à octobre. En juillet 1797, les mêmes services avaient obtenu un Dahir royal qui imposait une mise en quarantaine sur tous les navires en provenance d'Oran et paralysait tous les transports terrestres au niveau des frontières orientales du pays. Grâce à ces mesures, le Maroc avait momentanément évité la peste. L'histoire maudite d'un Maroc victime de peste, de choléra et de famine Mais en 1798, l'épidémie réussit à entrer au Maroc par le biais des pèlerins revenant du Moyen-Orient. Une campagne du Sultan vers le sud afin de soumettre les régions d'Abda et de Safi, à une époque où la peste sévissait à Fès et Meknès, contribuera à la propagation de la maladie. Par conséquent, ses soldats avaient exporté l'épidémie vers les plaines côtières et les provinces du sud. «L'armée du sultan a transmis l'infection de Fès à Rabat puis au reste des plaines atlantiques», avait écrit le consul britannique à Tanger dans une correspondance. En raison de ces facteurs, l'épidémie avait touché une vaste zone géographique, se propageant pour la première fois dans le bassin de Sebou entre avril et mai 1799 avant d'atteindre les plaines de Chaouia, Doukkala, Abda et El Haouz en juin et juillet, puis Souss en août-septembre. Malgré les précautions prises, la peste continuera son chemin tel un torrent déchaîné et sa propagation ne sera interrompue qu'à la fin de l'an 1800. La quarantaine considérée comme «hram» par les oulémas Malgré ses avantages dans la lutte contre les maladies infectieuses, les Marocains avaient créé tout un débat sur la quarantaine, et la plupart d'entre eux ont soutenu qu'elle n'avait pas été «l'œuvre de Dieu», la considérant comme «interdite par la loi islamique». Dans le livre d'Al-Bazzaz, celui-ci rapporte l'avis de Cheikh algérien Abou Hamid Al-Arabi Al-Musharrafi, arrivé en Egypte sur le chemin du Hadj, ayant été témoin d'une quarantaine imposée aux pèlerins sous la supervision de l'autorité consulaire», en janvier 1841. «Nous ne mourons que lorsque Dieu le décidera», avait-il prêché contre cette mesure sanitaire. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la question de la quarantaine est devenue une grande préoccupation pour les Marocains, en particulier avec son recours croissant à l'égard des marins marocains. Ainsi l'historien et juriste marocain Ahmed ben Khaled Naciri faisait partie de ceux ayant prêché son interdiction. Dans son célèbre libre «Al Isstiqssa», il déclare même que «les avantages de cette mesure ne sont pas avérés comme ses méfaits». Et d'ajouter que cet isolement «menaçait non seulement les intérêts matériels des gens, mais aussi leurs croyances religieuses». Les oulémas du Maghreb étaient alors d'accord pour adopter un point de vue rigide sur la quarantaine, exprimant leur opposition à cette mesure. Certains d'entre eux, dans le cadre de leur lutte, avaient recouru à l'utilisation de fatwas qui ont façonné l'opinion publique marocaine. Dans son livre, Mohamed El-Amine El-Bazzaz rapporte ainsi comment des propositions «éclairées» pour la sécurité sanitaire des Marocains, émanant de certains responsables «imprégnés des bienfaits de la civilisation européenne» se heurtaient à l'époque à celles de ministres, écrivains et oulémas «retardés». Ces derniers estimaient, selon l'auteur, que «ce qui est valable dans les pays des Chrétiens ne doit pas être appliqué en terre d'Islam». Et lorsque le représentant du sultan à Tanger, Mohamed Bergach, accepte en 1878 d'imposer un confinement sur Tanger pour la protéger du choléra ayant apparu à Fès et Meknès, le sultan Hassan Ier déverse sa colère sur lui dans un message. Le sultan lui rappelle même que «cette pratique» est «interdite en islam», lui reprochant d'avoir prêté une oreille attentive aux «consuls étrangers». C'est ainsi que les oulémas au Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles avaient constitué un obstacle au fait que le Maroc bénéficie de l'expérience européenne en matière de quarantaine et d'isolement.