Alain Jourdan était au Maroc cette semaine pour présenter son dernier ouvrage « Le Maroc sur la ligne de front ». Journaliste spécialiste de l'investigation et enquêteur spécialisé dans les grandes affaires criminelles et terroristes qui ont secoué la France depuis 30 ans, Alain Jourdan a tour à tour travaillé au Progrès et à la Tribune de Genève, avant d'être aujourd'hui détaché au siège de l'ONU à Genève. PanoraPost l'a rencontré à son hôtel casablancais. Vous avez écrit et publié un livre, « Le Maroc sur la ligne de front », qui présente le royaume sous un jour nouveau et détaille les relations entre Paris et Rabat sous leurs différents aspects, afin de mieux comprendre les mutations qui se produisent aujourd'hui en France. Peut-on dire que l'origine du malaise en France soit due à la seule radicalisation ? Le malaise dont vous parlez en France a plusieurs origines qui, elles, ont conduit à la radicalisation d'une partie des jeunes. La société française est en effet tiraillée entre ses extrêmes et par une certaine incompréhension des évolutions sociodémographiques. Trois éléments sont à retenir : la révolution numérique qui a multiplié et diversifié les échanges et les contacts, la « renaissance » de l'islam sous une forme nouvelle et, enfin, la marginalisation et la paupérisation d'une partie de la jeunesse issue de l'immigration. Tout cela a concouru à ce que l'on appelle aujourd'hui la radicalisation des jeunes issus de l'immigration. Et la question qui se pose maintenant est de savoir comment cesser, voire dépasser, le regard de condescendance des Français vers les migrants et, à l'inverse et en réaction, le sentiment de rejet et même d'hostilité de ces mêmes migrants envers la population française… Pouvons-nous dire que la brouille de 2014 entre Rabat et Paris est vraiment derrière nous ? Pour revenir à cette fameuse brouille, on peut penser qu'elle est passée, mais sans savoir exactement ce qu'il s'est produit en ce mois de février 2014, quand un peloton de policiers s'est présenté devant la résidence de l'ambassadeur marocain à Paris. Je peux vous dire que cette affaire a créé une véritable crise au sein de l'establishment français. La différence entre les deux réseaux tient au fait que les Algériens disposent de réseaux affairistes en France. L'économie en Algérie est tenue par les généraux, qui ont développé des connexions avec les milieux politiques, en interne et à l'international ; en revanche, concernant le Maroc, les relations économiques sont plus directes, entre les opérateurs. Intervenant à Alger dans l'affaire du Sahara, le président Macron a été très clair : cette affaire ne saurait être résolue que par des contacts directs entre Alger et Rabat. C'est la première fois que les choses sont exprimées aussi clairement et à aussi haut niveau. … Mais alors pourquoi cela n'accélère-t-il pas le règlement de ce dossier du Sahara ? Les choses ne sont pas toujours aussi claires et tranchées. Elles ne sont pas blanches ou noires. Il existe des désaccords au centre, au cœur, de la politique française. Avec deux lignes diplomatiques, deux doctrines, l'une atlantiste, appréhendant toujours les événements à travers un prisme de guerre froide, et l'autre, plus tournée vers la coopération nord-sud, pour privilégier l'approche sud-sud, sachant que le Maroc a développé une politique de vivre-ensemble avec tout le monde, entre Etats et au sein des sociétés, en montrant que c'est possible. Mais la condition première à tout règlement des conflits est que les Occidentaux, qui ont quelque part semé le chaos, ne doivent plus avoir ce regard condescendant sur les pays du Sud… … Certes, mais ce regard condescendant existe toujours… Il faut garder à l'esprit que les sociétés et les gouvernements européens ont actuellement comme priorité leurs politiques nationales. On ne touche pas à l'international, et on n'ose pas entreprendre de grands chambardements. Et il faut dire aussi que l'Europe manque de politiques visionnaires, d'hommes d'Etat avec une vision prospective globale et axée sur l'avenir. Cela aboutit à une sorte d'hostilité envers la France et les Français… Oui, c'est vrai, et les Français le ressentent. Mais cela revient en partie au côté sclérosé de la classe politique française. Il faut dire les choses clairement : nos élites politiques continuent de regarder le monde avec une logique de 20ème siècle ; elles sont en quelque sorte archaïques et persistent à laisser dominer l'ancienne réflexion coloniale. Or, en réalité, dans les faits, la relation doit être tracée selon l'approche d'égal à égal. L'élite marocaine ici au Maroc et en France doit œuvrer pour imposer une nouvelle relation, elle-même fondée par une nouvelle façon de faire. Comment définiriez-vous aujourd'hui la relation entre Rabat et Paris, après cette « réconciliation » ? Vous parlez de réconciliation alors même que je préfère à ce terme celui de besoin mutuel, qui implique un autre stade de discussion, plus équilibré. En février 2014, comme je l'expliquais plus haut, le coup était parti, si je puis dire, et il n'était plus possible de l'arrêter. Cela avait engendré un énorme embrouillamini à Place Beauveau (siège du ministère français de l'Intérieur, NDLR) car l'affaire Abdellatif Hammouchi, loin de la personne de ce dernier, ne fut que le reflet de grands et graves conflits internes au sein de la classe politique française. Mais cela est aujourd'hui derrière nous en quelque sorte, avec une nouvelle politique de coopération judiciaire et une relation économique plus soutenue et plus forte. Plus équilibrée. Et si l'Algérie explose ? L'Algérie et la France entretiennent des relations de cœur et d'histoire, alors qu'avec le Maroc, ces relations sont également de cœur, mais aussi de raison, bien que l'histoire ait là aussi son rôle et sa place. L'Algérie est aujourd'hui un partenaire de poids de la France, dans plusieurs domaines, économique, social, politique, sécuritaire, diplomatique… Mais l'engagement décisif du Maroc dans la lutte antiterroriste mondiale et son poids croissant sur la scène internationale a changé la donne de relations de Paris avec le Maghreb en général, et avec Rabat en particulier. Les Français en ont pleinement conscience, et ils savent que si cela se produit, c'est la France qui en paiera le prix. Côté marocain, le maillage est bien plus fort et plus intelligent que la présence algérienne en France. Et c'est sans doute cela qui conduit un clan en France à mettre en garde contre le risque d'embrasement en Algérie et à appeler à revisiter de fond en comble les relations avec le Maroc. Et même si nous sommes, en France, encore prisonniers d'une certaine élite qui nous fait perdre du temps, il ne faut pas voir les choses totalement sombres. Du bon existe, et je pense que des deux côtés, on creuse pour le mettre en évidence, et changer les paradigmes de coopération.