Quand on examine les suffrages et les résultats des bureaux de vote en 2011 et en 2015, dans les quartiers résidentiels et/ou huppés, où résident la bourgeoisie et la classe socioprofessionnelle A, on observe que ces catégories votent pour le PJD, le parti islamiste conservateur qui ne partage pourtant ni leurs conceptions ni leur système de valeurs et encore moins leur piété plutôt « light ». En dépit de cela, les riches et les ménages aisés votent chaque fois PJD et s'éloignent à chaque scrutin de leurs alliés putatifs, de gauche, du camp moderniste ou même parmi les libéraux. Et cela ne se produit pas seulement au sein de cette catégorie résidentielle, mais aussi dans les rangs des élites de gauche, laïques et libérales qui ont soutenu le PJD pendant les campagnes électorales et aussi pendant sa phase gouvernementale. La logique idéologique s'est inclinée devant une conception politique des choses qui privilégie l'approche démocratique aux luttes idéologiques, un œil sur le makhzen et ses prolongements dans les partis. L'un des plus solides partisans de Benkirane au sein de la majorité Nabil Benabdallah raconte qu'un jour, le chef du gouvernement lui avait dit que « (il) peut être conservateur et même réactionnaire aux yeux de certains, mais (il) défend et supporte sincèrement la démocratie, et (il) suis prêt à tout sacrifier pour cette bataille ». Bien entendu, Benkirane n'est pas un leader révolutionnaire, pas plus qu'il n'est un militant des réseaux ou encore le descendant d'une famille libérale qui défendrait une totale et entière séparation des pouvoirs dans le cadre d'une monarchie parlementaire sur le modèle européen. Il est issu de son environnement marocain où la Tradition le dispute à la modernité, où la raison doit lutter pied à pied avec le reste, où l'individu et les institutions n'ont pas encore vraiment précisé leurs marques, où la coutume résiste à la loi, où la constitution existe dans ses deux versions écrite et non écrite, où la religion et l'Etat entretiennent des relations confuses !... Mais malgré tous ces enjeux et ces problèmes, le PJD et son leader ont réussi, quand même, à éviter trois pièges : 1/ Le face-à-face entre les islamistes et les laïques. Benkirane et son parti ont évité de tomber dans ce piège, dans un pays qui n'a pas encore pu véritablement se doter d'institutions démocratiques au plein sens du terme, celui qui signifie que les partis peuvent livrer bataille dans un cadre défini et à travers les urnes, pour déterminer et faire valoir le mode sociétal qu'ils défendent. L'inverse s'est produit en Egypte, où les Frères musulmans ont mis tous les autres dans le même sac des « vestiges », puis leur ont déclaré la guerre, avec le résultat que l'on sait, celui où tous ces « autres » se sont alliés à l'armée et ont renversé le président élu, ne laissant aux Frères qu'une des trois solutions de la prison, la tombe ou l'exil… Benkirane a toujours veillé à ne pas faire entrer son programme idéologique dans la salle du gouvernement, au point que son ministre de la Justice était plus proche des thèses libérales que des idées islamistes dans lesquelles il a été élevé. 2/ L'antagonisme entre loyalisme et réforme. Cette contradiction a toujours agité la pensée de gauche et l'opposition d'une manière générale, et elle tient dans la difficulté à être fidèle au roi tout en lui révélant les vérités dérangeantes, à le respecter tout en critiquant au besoin son entourage… Des années durant, la tradition voulait que les alliés de la monarchie faisaient bombance, alimentaire et financière, en échange de l'obligation de ne jamais s'exprimer pour réclamer la démocratie, la réforme, la lutte contre la corruption, contre la rente et aussi le tahakkoum (l'hégémonie). En face, il y avait tous ceux qui portaient l'idée de la démocratie, du changement et d'une profonde réforme de l'appareil d'Etat ; ces gens ne voyaient d'autre possibilité de réduire, ou de supprimer, les tares qu'ils voyaient que dans l'effondrement du système qui en était principalement responsable. Cela avait plongé le pays dans une lutte sans merci entre la monarchie et la gauche, une lutte dans laquelle tous les moyens avaient été utilisés, même les plus illégitimes (soutien des putschs par une frange de la gauche radicale et par l'Union nationale des forces populaires, contre l'assassinat politique et les graves violations aux droits de l'Homme…). 3/ Le choix entre le confort du pouvoir et l'honneur de l'opposition, comme dirait Ilyas el Omari. Abdelilah Benkirane a mis en place un équilibre que n'avaient trouvé avant lui ni Abbas el Fassi, ni Abderrahmane el Youssoufi, ni Abdallah Ibrahim ou Ahmed Osman ou tous les technocrates qui l'ont précédé. La recette consiste dans le fait d'être au pouvoir sans rompre les liens avec le peuple auquel il faut parler avec clarté et sincérité des difficultés de la gestion de la chose publique, des pièges et des enjeux et aussi des démons et des crocodiles omniprésents dans l'appareil d'Etat et dans les couloirs de l'administration. Tout en faisant cela, Benkirane a également veillé à maintenir fort le PJD car, pour reprendre la métaphore de Tarik Inou Ziyad et une fois pied à terre, le chef du gouvernement n'a pas brûlé le vaisseau qui l'y a conduit, comme ses prédécesseurs partisans l'avaient fait, qui avaient oublié et négligé leurs partis… C'est pour cela que quand des gens appartenant au premier cercle du pouvoir avaient critiqué Benkirane dans les colonnes de Jeune Afrique, cet été, ils lui avaient reproché d' « être dans le gouvernement 5 jours par semaine et dans l'opposition le weekend »… C'est en partie vrai, mais pourquoi voulez-vous donc que Benkirane agisse comme un gouvernement alors qu'il ne gouverne pas ? Ce sont là les trois pièges que Benkirane a pu relativement éviter, mais il n'a su déjouer trois autres, qui lui ont coûté aussi cher à lui qu'à la phase démocratique en cours. Le premier de ces pièges est le défaut de recours systématique, et quotidien s'il le fallait, à la constitution, dont l'interprétation démocratique était l'un des objectifs de cette première législature, alors même qu'elle n'a été lue que partiellement… La deuxième erreur a consisté dans la perte de temps de ce gouvernement durant les premiers mois après son installation, son chef ayant consacré beaucoup d'énergie à trouver des compromis et des arrangements, par essence chronophages, avec les syndicats et les partis, mais aussi les centres de décision et cercles d'influence qui ont leur mot à dire, même sans que la constitution ne le prévoit, pas plus que la logique. La troisième et dernière erreur était cette volonté de normaliser les relations avec l'Etat sans délimiter de lignes rouges pour ce faire, ce qui a conduit plusieurs affaires à prendre beaucoup de temps pour être résolues, le temps d'aller et de retourner des lieux de consultation et d'autorisation…