Le violent séisme qui a plongé Haïti dans un vaste champ de chaos, a été l'occasion pour CNN d'inventer le concept nouveau du journalisme "héroïque", avec un de ses reporters qui intervient pour sauver un jeune d'un lynchage assuré et un autre qui participe à une opération chirurgicale pour sauver un haïtien sur un porte-avions US. Par Fouad ARIF Les téléspectateurs ont, en effet, eu droit à un "reportage" dans lequel on pouvait voir Anderson Cooper, le reporter vedette de cette chaîne d'information en continu, portant dans ses bras un jeune haïtien, qui avait reçu un pavé sur la tête. Le tout soigneusement immortalisé par le caméraman de CNN. Détaillant cette opération-sauvetage dans son blog, Cooper a expliqué qu'il a dû accourir à l'endroit où le jeune garçon luttait pour sa vie pour le prendre dans ses bras et le porter loin du danger. "Je pouvais sentir la tiédeur de son sang qui coulait avec profusion de sa tête", assure le reporter. D'autres reportages ont fait état de la participation du Dr Sanjay Kupta, correspondant médical en chef de la chaîne et neurochirurgien pratiquant, à une opération chirurgicale réalisée sur le Nimitz-class USS Carl Vinson, un porte-avions américain mouillant au large de Haïti, ou encore auscultant un nouveau-né et, dans d'autres cas, donner des antibiotiques à un père haïtien reconnaissant. Après les performances de ces deux reporters, aux visages de jeunes premiers soit dit en passant, plusieurs défenseurs de l'éthique journalistique se sont élevés contre "la machine CNN qui mérite une médaille pour avoir tourné la tragédie de Haïti en une opération de marketing, en centrant l'information autour de ses reporters".
+UN JOURNALISTE NE PEUT ETRE JUGE ET PARTIE+ Ces puristes, note The Spectator un journal de Seattle, ont tenu à rappeler que la mission première d'un journaliste est de couvrir un événement en observateur objectif, autant que faire se peut, et non en acteur central, en soulignant que les journalistes doivent toutefois intervenir dans les questions de vie et de mort. Aucun des deux cas cités ne l'était, précise ce journal, en reprochant à CNN d'avoir fait croire le contraire. Bob Steele, un spécialiste de l'éthique journalistique à la Poynter Institute soutient, pour sa part, que "s'il est impératif pour un journaliste d'intervenir et de fournir une aide médicale, il n'est plus dans son rôle et par conséquent, il ne doit pas couvrir les événements où il est lui-même acteur". Cela crée une "confusion dans le reportage journalistique", a-t-il dit. La question qui se pose, poursuit le journal, ne concerne ni Cooper ou Kupta, "mais bien la façon avec laquelle CNN a tourné des non-événements en des événements", faisant observer que s'il était question de transparence une simple mention aurait suffi. "Si les reporters sont obligés d'agir cela ne mérite pas pour autant les gros titres, et certainement pas de la part de leurs propres médias", insiste cette publication. "Depuis que ce pays a été dévasté par un violent séisme, des milliers de Haïtiens et de travailleurs humanitaires, qui ont fait bien plus de choses que Cooper et Kupta, méritent que leurs histoires soient racontées et relayées", note-t-on encore de même source. Au lieu de cela, "deux reporters et leurs équipes ont créé des blogs et des reportages vidéo sur eux-mêmes pour les audiences US, le résultat étant une information en tant que divertissement sans substance", déplorent encore les puristes de la chose journalistique. Répondant, dimanche soir, à une question du célèbre journaliste Larry King, qui lui demandait s'il est d'abord journaliste ou médecin, Kupta s'est défendu en répondant que la situation à Haïti exige d'aider là où le besoin se fait sentir dans une situation où le chaos le dispute au désespoir. Mais au-delà du drame que vit Haïti, les spécialistes plancheront, pour longtemps, encore sur la couverture de CNN et spéculeront si elle inaugure un nouveau genre en la matière ou si elle finira comme une tentative sans lendemain de travestir le rôle qu'avait conceptualiser Albert Londres (1884-1932), ce journaliste et écrivain français pour qui "le métier de journalisme n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie".