Il y a presque vingt ans, en 1997, un des plus réputés sondeurs en Amérique du Nord, surtout au Canada, décide de s'aventurer sur notre continent pour s'installer à Casablanca avec un investissement de départ de trois millions de dirhams de l'époque. L'aventure excitait ses dirigeants d'autant plus que l'entreprise avait été créée en1986 à Montréal, dans le garage de son fondateur, un Québécois, Marcel Léger, aidé par un ami émigré quelques années auparavant depuis la Belgique, et que l'héritier, Jean-Marc Léger, réussit, peu d'années après, à 25 ans, une stratégie de conquête de l'international, l'Afrique en l'occurrence, après les USA et certains pays d'Amérique latine. Mais l'aventure était jugée par Jean-Marc et par le compagnon/bâtisseur de son pater, initiée à partir d'une plate-forme rassurante : le monde universitaire, à partir de l'ISIC de Rabat, en l'occurrence «Institut Supérieur du Journalisme-ISJ-» à l'époque. En effet, avec un confrère de l'ISIC, nous caressions le rêve de voir notre pays un jour s'initier à l'exercice des sondages et son industrie qui, bien que sujette à controverse, est réputée être un auxiliaire qui a un apport certain à l'émergence de pratiques démocratiques, comme aiguillon ou indicateur pertinent, voire efficient, sur le vote, dans les opérations électorales qui sont la donne cardinale dans la démocratie représentative. Le sondage s'avère aussi être un facteur/acteur ayant un impact conséquent sur l'économie de la commercialisation des produits et services requise dans un régime économique libéral de marché, ce qui est le choix du Royaume. L'ouverture, à l'époque, dès le milieu des années 80, de ponts d'échanges de visites, de formations et d'enseignants entre notre institut, l'ISIC, et la principale institution de formation de journalistes au Québec, le CEGEP de Jonquière (500 kms au Nord de Montréal) nous a permis d'organiser au lendemain de la 1ère célébration de la « journée nationale de l'Information », le 15 novembre 1993, une formation sur les techniques du sondage au profit d'un groupe de nos étudiants finissants. Cette formation, comme la journée nationale, sont, pour ainsi dire, les premières des 118 recommandations du colloque national sur l'information et la communication (« Infocom », mars 93) qui ont été très vite mises en œuvre. Pour le sondage, la formation était la première étape pour la mise en place, au sein de l'ISIC, d'un « Observatoire national des médias » (MARSAD), dont l'architecture ne pouvait faire ignorer ce champ d'expertise et dont la création était recommandée expressément par l'« Infocom 93 ». Médias et politique Le compagnon bâtisseur de Léger père, vice-Président de la compagnie, encadra lui-même cette formation pendant des semaines, avec des tests sur le terrain à Rabat et à Casablanca. Mais, très vite, on a voulu s'essayer au sondage le plus difficile et aussi le plus couru dans ses contrées d'origine, l'Amérique du Nord : le sondage des opinons politiques, en lançant en janvier 1994 une enquête « Médias et politique ». Pas facile à l'époque, même à des fins d'exercice académique ou de formation, alors que l'ISIC, simple service dans l'organigramme d'un ministère (jusqu'à nos jours ! Quel sort !) : le ministère de l'Intérieur et de l'Information, à la tête duquel trônait alors Driss Basri, maître prestidigitateur des élections devant Dieu ! Néanmoins, comme on a pu naviguer entre Charybde et Scylla pour faire admettre l'organisation des premières assises du champ médiatique (« Infocom 93 »), nous avons pu obtenir les autorisations administratives nécessaires pour sortir sur le terrain et sonder les opinions politiques de Marocains et Marocaines, et ce, sur la base d'un échantillon de 1304 répondants, hommes et femmes, du monde urbain et du monde rural, âgés de 18 ans et plus. Au bout d'un mois d'analyse des résultats, au siège même de « Léger & Léger », à Montréal, par un froid polaire (le mois de février là-bas est redoutable pour les indigènes, mais presque mortel pour un Marocain !), il arriva ce qui devait arriver : le puissant ministre de tutelle de l'ISIC nous interdit, via notre direction, de dévoiler les résultats de cet essai qui dégageait des tendances d'opinions favorables à l'opposition de l'époque, suite sans doute à son avancée lors du scrutin de juin 1993...On nous confisqua même le rapport final estampillé depuis Montréal ! Seules certaines versions de travail échappèrent à l'œil de Caïn ! Une trace quand même pour la petite histoire du sondage au Maroc ! Pour autant, l'équipe des étudiants/sondeurs fut installée comme premier noyau du « Marsad » de l'ISIC dès novembre 1993 et le partenaire canadien ne se découragea nullement, au contraire...En avril 1997, le vice-président débarqua à Casablanca, décidé à ouvrir une filiale chez nous. En fait, il avait été approché par un factotum du puissant ministre et, se résignant à admettre que rien ne peut aboutir au Maroc sans la volonté de celui-ci, il accepta de faire fléchir sa stratégie de « conquête de l'Afrique » depuis la porte marocaine à cette contrainte de « faire affaire » (comme ils disent au Québec) avec des investisseurs autochtones du cercle des intimes et obligés du ministre. Ce qui devait arriver arriva encore : en moins de quatre ans, la boîte fût confinée dans des enquêtes commerciales, peu nombreuses, peu courues et peu rentables, vieillotte culture d'entreprise marocaine oblige, pas encore suffisamment acquise à cet outil contemporain de management et de prospective...Pas question, donc, de sondages politiques, et la boite fut vite menacée d'un changement de tour de table au profit d'une domination sans partage des puissants - politiquement - partenaires marocains. « Léger & Léger » décida alors de mettre fin à son aventure chez nous, mais réussit quand même à en profiter pour percer des pistes au-delà du Sahara, au Gabon notamment...Les médias québécois saluèrent cette aventure d'un capitaine de l'industrie québécoise du sondage qui a pu exporter l'expertise de la « Belle Province » canadienne en Afrique...À un journaliste de TV5 qui le félicitait de ce fait d'armes, mais qui lui demandait précisément son analyse de la société marocaine, sa base de conquête des mondes arabe et africain, le Président Jean-Marc Léger répondit : « Au Maroc, il y a des riches et des pauvres, c'est-à-dire qu'il y a les pauvres et les ``Fassis`` » ! La place de Casablanca, avec ses vastes demeures californiennes de la côte où résident les plus sensibles des patrons aux sondages commerciaux, pouvait donner une telle image du Maroc à un lointain visiteur étranger ! Il faut croire... Sans lui en vouloir, bien sûr, tout sondeur réputé qu'il est outre atlantique ! De l'informel fait de bric et de broc Comme il faut croire aussi que, malgré ses déboires, l'expérience canadienne au Maroc a donné de l'appétit à des joueurs proches de nos contrées, du même domaine, et qui, fFrançais en l'occurrence, ne comprenaient pas pourquoi ils ne seraient pas de la partie, eux qui sont d'habitude et, comme par héritage légitime, toujours aux premiers rangs pour être servis dans ce pré-carré... à eux ?! Pour leurs desseins de frustrés, des « pisteurs » indigènes essayèrent vite de suivre les traces des pionniers québécois au profit d'enseignes réputées de l'ex- métropole, et certaines finirent par s'incruster dans le décor marocain, si opaque, de la publicité, du marketing, du sondage, de l'audimétrie, etc. Certaines sévissent encore de nos jours sans que leurs enseignes ou affaires pâtissent de leurs méthodes faites de bric et de broc au niveau de la méthodologie, de l'échantillonnage, de l'analyse, de la translation des concepts, des questionnaires et des réponses... Des échantillons qui durent des années, en taille comme en catégories, lesquelles reproduisent des indicateurs socio-professionnels et un ciblage commodes avant tout pour l' « analyste », alors que la réalité marocaine ne s'en accommode pas du tout.. ! Un bricolage, du sondage au rabais, qui sert un secteur informel et non une industrie comptable de ses performances et de ses erreurs. Chez nous, la pratique vous exempte d'indiquer la marge d'erreur de votre sondage, comme le bénéfice d'un abattement fiscal pour produit importé ! Car, en fait, la marge d'erreur (qui, scientifiquement, concerne l'échantillon) est ailleurs et bien plus grave : elle est dans le rapport au réel, dans ce que le réel vous déclare, dans la question qu'on pose au réel, au sondé, aux Marocains et Marocaines. Notre unique sociologue en qui notre réalité a reconnu une grande honnêteté scientifique et intellectuelle, le regretté Paul Pascon, nous a bien avertis du fait que le Marocain est « insondable », c'est-à-dire qu'il ne peut faire preuve d'un rapport normal à la vérité, sa vérité, quand il est soumis à une enquête, si banale soit-elle. Pour les Marocains, jeunes en plus, des années 60 et 70, que Pascon a interrogés, l'enquêteur est simple agent de l'autorité qui s'informe pour sévir, un « Moqadem » déguisé. Dans le rapport enquêteur/enquêté que Bourdieu a aussi décortiqué en termes de rapport de pouvoir, peuvent se télescoper chez le répondant marocain de nos jours : la peur de l'autorité vengeresse, le bakchich, l'obédience intéressée à de nouveaux prometteurs (en période électorale, par exemple), le phénomène bien de chez nous de « la caméra allumée » ou « Dites l'année est bonne »...ou même la provocation agressive ou nihiliste par défiance en des élites totalement décrédibilisées par leurs pratiques et leurs comportements (vol, corruption, transhumance, trafic d'influence, cumuls indécents...). Sans parler du trou noir et virtuel dans lequel se retrouve la « science » du sondage dans nos pays du Sud, apprentis-sorciers de la démocratie par le numérique : tous ces sites web « ferrachas » qui pondent des sondages comme ils pondent des rumeurs à longueur de journée... Si on suppose un sondage en période électorale, comment isoler le répondant marocain, électeur de son état, de cette pollution ambiante ? Comment espérer, dans un pays où le vote peut s'acheter, que la réponse à une enquête politique ne sera pas aussi monnayée ou manipulée d'une manière ou d'une autre ? Qui connaît notre réalité ? Au point de jurer qu'il connaît la réalité politique qu'il y a dans la tête du Marocain et que celui-ci n'a aucun empêchement ou calcul à dévoiler l'exacte vérité, c'est-à-dire son opinion intime qu'il assume en toute conscience ?! Le sondage, politique en l'occurrence, suppose un citoyen souverain, jaloux de sa dignité de personne et de citoyen, et qui accepte de répondre, volontiers et par citoyenneté désintéressée, à des questions qui s'adressent à son intelligence, à son libre arbitre, à sa raison et interpellent, en connaissance de cause, ses attentes et ses ambitions de citoyen en tant qu'ultime acteur de la démocratie et de l'opinion duquel (du vote duquel, donc) dépend les lendemains du pays, de ses élites, sondeurs compris ! Encore faut-il, en période électorale toujours, que le sondeur ait de la substance sur quoi interroger, c'est-à-dire des offres politiques (électorales) intelligibles pour l'interrogé parce qu'elles s'adressent également à son intelligence et à ses prérogatives de citoyen qui, in fine, fait et/ou sanctionne les politiques offertes ainsi en compétition le jour du scrutin. Tout compte fait, notre histoire avec le sondage d'opinion commence à peine ou plutôt doit enfin commencer, mais par un autre bout... Le bout de ses origines en Amérique du Nord : l'assemblée locale ou communale. Quand on a fait l'expérience pendant des décennies de la démocratie locale participative, c'est-à-dire quand on peut, comme habitant d'un territoire (village ou arrondissement), lever la main pour voter, dans l'enceinte de la mairie, par exemple, pour ou contre un projet collectif, un budget collectif, une taxe, une route etc., on prend confiance en son opinion puisqu'elle est prise en compte publiquement avec résultat concret sur la vie concrète. C'est à ce niveau de l'expression libre et assumée de l'opinion que les démocraties anglo-saxonnes ont construit patiemment le citoyen électeur dont les réponses à un sondage politique peuvent avoir du sens, voire de l'influence sur la démocratie représentative. C'est cette intégrité/agilité de la citoyenneté démocratique du sondé qui légitime le rôle supposé du sondage, comme aiguillon de la praxis démocratique. Le sondage n'est pas un énième gadget pour illusionniste qui veut convaincre ou se convaincre qu'il est faiseur ou adepte de démocratie.