Les sondages sont une drogue dure pour la démocratie. On s'en méfie, on en redemande. Il y a toujours un sondage pour répondre à un manque, voire pour anticiper le manque. Mercredi 21 novembre, en plein conflit social, les médias reprennent en choeur une étude qui fait la "une" du Figaro et les titres de LCI : 69 % "des Français" souhaitent que le gouvernement ne cède pas aux revendications des grévistes. On regarde la fiche technique : sondage réalisé par la société Opinion Way auprès de 1 001 personnes interrogées sur Internet selon la méthode des quotas sur système CAWI (Computer-Assisted Web Interview). Opinion Way est réputée pour ses sondages flashes, ultrarapides, utilisés pour des sujets politiques, qui se trouvent ces temps-ci (comme d'autres thermomètres) donner des résultats favorables à Nicolas Sarkozy. Les études via Internet ont représenté 20 % du marché des études en France en 2006 et sont partout en forte progression. GIDE, société de services informatiques qui développe et commercialise une solution CAWI pour plusieurs entreprises marketing, détaille sur son site Web les avantages de la méthode consistant à recueillir les opinions des sondés en quelques clics : réduction des coûts (les frais d'impression, de personnel, de téléphone et de saisie de données s'évanouissent, l'internaute faisant tout lui-même) ; gain de temps (la collecte des résultats, puis le traitement des réponses, automatisé, sont effectués en temps réel), accessibilité aux sondés (qui répondent au moment de leur choix), fiabilité des réponses (en évitant les erreurs de saisie des sondeurs). Elle en fixe aussi les limites : "Cible non représentative de la population nationale, le taux d'équipement Internet des foyers étant actuellement de 40 % en France 46 % au deuxième trimestre 2007. Difficulté de contrôler la véracité des réponses et l'identité des répondants. Professionnalisation et autorecrutement spontané de certains panélistes." Car on recrute sur le Net, sachez-le, moyennant souvent paiement ou récompenses. Et ce, quelle que soit la sincérité des opinions que vous puissiez exprimer, quelles que soient leur justesse et leur pondération. Une fois cliqué (et donc parfois payé), c'est cliqué. Le plus vite, d'ailleurs, sera le mieux. Evidemment, tout cela interroge : premièrement, sur la réalité saisie par ce type de sondage et, déjà, sur sa traduction médiatique (qui pourrait être, dans le cas de l'étude sur les grèves: 69 % d'un millier d'internautes recrutés et interrogés dans des conditions non précisées souhaitent... au lieu d'un massif 69 % "des Français") ; deuxièmement, sur les conséquences de ces coups de sonde en "temps réel", qui viennent alimenter l'opinion publique autant qu'ils la mesurent. Car l'opinion publique, énigmatique espace nouri par la société de l'information, a plus à voir avec les pulsions et les réflexes collectifs qu'avec la pensée. Elle est le royaume des émotions, des stéréotypes et de la compassion. Elle rentre donc facilement en résonance avec le "temps réel", ce coupe-file permanent qui abolit le temps d'attente d'une information et fait peu bon ménage avec le temps humain, composé, lui, d'activités et de repos, de réflexions et d'hésitations. On rêverait, sur ce point, de sondages qui imposeraient aux sondés, avant de répondre, un minimum de temps de recherche et, surtout, d'argumentation. Au contraire, l'heure est à la rapidité, au zapping permanent. Ainsi qu'à la suprématie du clic, utilisé donc de plus en plus pour les sondages d'opinion, mais aussi comme unité de mesure d'une publicité hypersegmentée, ciblée, en quête de rentabilité. Le clic acquiert une telle valeur de nos jours qu'on se demande (et craint) ce que peut être son impact sur la sélection, voire le contenu même, des informations mises à disposition.