C'est un chef du gouvernement turc en perte de vitesse auprès de son opinion publique que reçoit le chef du gouvernement marocain, M. Abdelilah Benkirane. M. Recep Tayyip Erdogan, en visite officielle de deux jours au Royaume, dans le cadre d'une tournée maghrébine, vient en effet de se faire signifier de manière cinglante par des milliers de manifestants à travers plusieurs grandes villes de Turquie que sa politique actuelle est loin d'emporter la même adhésion que celle qu'il avait appliquée au cours de ses deux premiers mandats et lui avait valu une très grande notoriété à l'échelle nationale autant qu'internationale. Si les dirigeants du PJD marocain, grands admirateurs du PJD turc (AKP en turc), ont une leçon à tirer de l'expérience de leurs confrères islamistes des rives du Bosphore, au pouvoir depuis une dizaine d'années, c'est bel et bien la satisfaction populaire qu'amène une politique économique pragmatique et, à contrario, l'ire de la population qu'entraîne la tentative de mainmise idéologique sur la société. Voilà un premier ministre islamiste turc dont le nom devait être gravé dans les annales de l'histoire contemporaine de la république fondée par le laïque Mustapha Kemal Atatürk grâce au succès de sa politique économique, qui a placé en quelques années la Turquie parmi les pays émergents les plus prometteurs de la planète et conforté son rang de puissance régionale au Moyen Orient. Au moment de sa prise de pouvoir, en 2003, Erdogan, qui a fait ses classes en politique auprès de l'ex-dirigeant islamiste Necmettin Erbakan avant de rompre avec lui en 1999, était encore respectueux de cette laïcité, pilier de la république kémaliste, tant qu'elle n'était pas antireligieuse, selon le principe énoncé par son ex-allié, l'intellectuel turc exilé volontaire aux Etats-Unis, Fethullah Gülen. Erdogan avait aussi promit à ses électeurs de mener une politique «zéro problème» avec les pays voisins, qu'il avait effectivement appliqué durant ses deux premiers mandats, avec la signature d'accords de libre-échange et de suppression de visas, ce qui avait permis aux très compétitifs opérateurs économiques turcs d'étendre leurs marchés à la région du Proche Orient en particulier. Les choses allaient si bien que les Turcs ont commencé à se montrer de moins en moins intéressés par l'intégration à l'Union Européenne, ayant très mal digéré la fin de non recevoir qui avait été signifiée à leur demande d'adhésion. C'était l'époque où la Turquie, dans une perspective post-kémaliste, s'est mise à renouer avec son passé ottoman, avec des ambitions de leadership régional non-dissimulées, sous la houlette de son chef de la diplomatie M. Ahmet Davutoglu, qui a théorisé les visées géostratégiques néo-ottomanes de la Turquie dans son ouvrage «Profondeur stratégique» publié en 2001. Le coup d'éclat d'Erdogan lors de son débat avec le président israélien Shimon Pérès, lors du forum économique mondial de Davos, en 2009, puis ses déclarations tonitruantes sur la question palestinienne étaient censées lui donner une image de grand leader défenseur de justes causes auprès des opinions publiques arabes, alors que son pays continuait à accueillir une station d'écoute israélienne, dont les «oreilles» électroniques sont tournées vers la Syrie et l'Iran et que le commerce entre les deux pays était plus florissant que jamais. Comme le notait non sans sarcasme le site israélien «IsraëlValley», pendant que «papa Erdogan hurlait contre Israël, le fils, Ahmet Burak Erdogan, avec sa société de transport (des cargos), faisait du business avec Israël» ! Le fait est largement connu même en Turquie, Erdogan ayant d'ailleurs été interpellé par une député du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), à ce sujet. Erdogan a-t-il cherché à jouer dans la cour des grands sans que la Turquie n'ait les moyens de ses ambitions néo-ottomanes ? Il est permis aujourd'hui de le croire. Le tournant a eu lieu en Libye, quand les entreprises turques très présentes dans ce pays maghrébin du temps de Kaddhafi, se sont vues évincées du jour au lendemain de ce juteux marché, suite à la révolution qui mit à bas le régime du fou sanguinaire de Tripoli. Il fallait rattraper le coup que la Turquie n'avait pas vu venir et Erdogan s'est juré qu'il n'allait pas se faire distancier encore une fois dans la voisine Syrie, pays avec lequel il avait pourtant noué au cours des années précédentes de solides et très prometteuses relations politiques et économiques, sans se sentir nullement gêné alors par la nature dictatoriale du régime de Bachar el Assad. Sauf que le «printemps syrien» a fini par tourner en «hiver» qaïdiste, la brigade «Al Nousra», placée par Washington sur la liste des organisations terroristes, ayant phagocyté la révolution syrienne sur le terrain des opérations militaires. D'ailleurs, lors de sa récente visite dans la capitale américaine, Erdogan s'est fait signifier qu'il fallait stopper toute aide à cette organisation qui a fait officiellement allégeance à Al Qaïda. Une mise en garde qui n'allait pas tarder à apparaître totalement justifiée, la police turque venant de saisir il y a quelques jours 2 kgs de gaz sarin sur des militants de ce groupe jihadiste. Et comme on peut tout changer, sauf la géographie, la forte implication de la Turquie du côté des insurgés syriens, où l'Armée syrienne libre a ses bases arrières, a coupé les voies de transport terrestre du commerce avec les pays arabes du Moyen Orient, privant l'économie turque de conséquentes recettes. C'est que le régime du dictateur syrien ne s'est pas effondré aussi rapidement qu'il avait été planifié et le souffle de la déflagration de la révolution syrienne a fini par atteindre les zones frontalières turques, où s'entassent des milliers de réfugiés syriens. Le 11 mai dernier, deux véhicules piégés explosent à Reyhanlı, une petite ville turque frontalière de la Syrie, tuant une cinquantaine de personnes et blessant une centaine d'autres. Il s'agit des attentats terroristes les plus meurtriers de l'histoire de la Turquie moderne. Ankara accuse aussitôt Damas de cet attentat, qu'il aurait fait exécuter par une organisation gauchiste alévie, les Alévis étant une communauté religieuse turque très proche de celle des Alaouites syriens à laquelle appartient Bachar El Assad et qui n'a d'ailleurs pas manqué d'exprimer ouvertement son soutien à ce dernier, après avoir tenté la position de neutralité au début du conflit. Or les Alévis turcs, se sont quelques 15 à 20 millions de personnes, soit la deuxième communauté religieuse du pays après les Sunnites, les chiffres officiels étant toutefois unanimement considérés comme étant inférieurs à la réalité, cette tendance religieuse proche du chiisme n'étant pas reconnue en Turquie, ses adeptes ayant même fait l'objet de persécutions du temps de l'empire ottoman. Selon les estimations, si on tient compte de tous les alévis qui taisent leur confession religieuse par application du principe chiite de la «takya», cette communauté doit représenter 20 à 25% de la population turque. Le nom choisi par le gouvernement Erdogan pour baptiser le futur pont à Istanbul est «Yavuz Sultan Selim Han», le sultan ottoman Sélim 1er qui avait fait massacrer 40.000 alévis, considérés comme hérétiques. En Turquie, les Alévis sont de fervents défenseurs de la laïcité. Il est intéressant de noter qu'à la place du parc de Gezi à Istanbul, celui-là même dont la disparition et la coupe de ses 600 arbres a servi de catalyseur à l'explosion populaire en Turquie, devrait être reconstruites des casernes de l'armée ottomane, sauf qu'elles vont abriter un centre commercial plutôt que des janissaires. Ce n'est là que l'un des projets qu'Erdogan, ancien maire d'Istanbul, a l'intention de réaliser pour symboliser la nouvelle puissance de la Turquie gouvernée par les islamistes, d'autres encore, qui suscitent non moins de critiques, sont de dimensions littéralement pharaoniques. Le troisième aéroport d'Istanbul devrait être tout simplement le plus grand du monde. Alors que la mosquée géante de Çamlıca, d'une capacité de 30.000 personnes, ne serait qu'une pâle copie de la mosquée bleue, avec un minaret en plus, aux dires des architectes turques. Pour prouver aux Turcs comme au reste du monde que la laïcité kémaliste, c'est bel et bien fini, quelques 50 millions de dollars seront consacrés à la construction d'une mosquée aux Etats-Unis. Quand aux boissons alcoolisées, une nouvelle loi est venue en interdire la vente au-delà de 22heure du soir, Erdogan étant allé jusqu'à traiter sans le nommer Mustapha Kemal de soulard, offrant ainsi aux Turcs leur sujet de débat favori au cours des derniers jours. Les écoles religieuses «Imam hatip» accueillent aujourd'hui 300.000 élèves, contre 60.000 en 1999, Erdogan a officiellement annoncé l'année dernière vouloir former une « jeunesse religieuse». Sauf que c'est sur d'autres sujets que les Turcs ont commencé à exprimer leur déception du gouvernement islamiste de l'AKP, telles que les difficultés économiques et la hausse du coût de la vie, du fait de la crise en Europe et de la rupture avec la Syrie, où les accords passés avec les kurdes sécessionnistes du PKK leur permettant de retirer leurs troupes dans le Kurdistan irakien, des troupes qu'ils auraient renforcé de 1.000 nouveaux combattants après la conclusion des dits accords. Il y a effectivement bien des leçons à tirer de la riche expérience de la décennie de gouvernement de l'AKP turc, la première étant sûrement que le pragmatisme politique se révèle toujours plus payant que l'aveuglement idéologique, nourri par la nostalgie d'un passé à jamais révolu. Place Tahrir, il y a deux ans, place Taksim, actuellement, le parallèle est tentant mais pas forcément pertinent. En tout cas, après le «printemps arabe», l'«été turc» pourrait être chaud. Un ressort de la belle mécanique AKP a cassé, plus rien ne sera, désormais, comme avant. «C'est bien là un avertissement pour des gens qui savent», Sourate An-Naml (Les Fourmis), verset 52.