Le 4 août 1996, les Turcs rapatrièrent en grande pompe un corps exhumé, depuis le lointain Tadjikistan. Il s'agissait, précisait-on – car la mort rend méconnaissable le grand homme du petit – d'Enver Pacha, dernier dirigeant de l'Empire ottoman. On l'enterra sous les oriflammes et les trompettes à Istanbul. Certains historiens protestèrent contre l'hommage ainsi rendu au responsable du génocide arménien ; d'autres mirent en doute l'attribution du corps, rappelant la fin tragique et confuse d'Ismaïl Enver sur un champ de bataille d'Asie centrale, en 1922. Ces considérations importèrent peu. Car le vrai corps fêté ce 4 août était bien vivant : ce n'était ni Enver Pacha ni l'Empire ottoman, mais le retournement de la politique turque à laquelle voulait procéder Necmettin Erbakan, Premier ministre depuis juin 1996 seulement. La Turquie, lasse de cogner à la porte de l'Europe, se découvrit asiatique et musulmane. Contre l'héritage de Kemal Atatürk, on voulut faire jouer celui de son camarade d'armée, Enver Pacha, qui rêva d'unir les turcophones, depuis la Chine jusqu'à la Bulgarie, autour de l'Anatolie. Le gouvernement de Necmettin Erbakan finit dans un coup d'Etat déguisé, les héritiers laïcs et casqués d'Atatürk n'appréciant pas sa volonté de rompre avec leur choix européen et laïc… Quinze ans plus tard, Erdogan émancipe enfin la diplomatie turque de son armée… Ismaïl Enver était fantasque et velléitaire, se nourrissant de son propre mythe, tour à tour Napoléon – dont un buste ornait son bureau à l'époque de son gouvernement jeune-turc – et Tamerlan – qu'il semble répéter lors de ses dernières années dans le Turkestan. Violent sans mesure et à contretemps, stratège visionnaire mais mauvais tacticien, il se construisit comme légende posthume avant même sa mort. Et, effectivement, il ne resta de lui, pendant longtemps, qu'une légende maudite. Mustapha Kemal, en revanche, était décidé, tenace, obsessionnel même. On peut imaginer les grandes lignes de sa politique – le repli sur l'Anatolie, la laïcité, la centralisation culturelle – tracées dès l'avant-guerre. En retrait pendant les grandes heures des Jeunes-Turcs, il s'imposa au lendemain de l'effondrement de l'empire. C'est surtout cette différence psychologique ainsi que le hasard historique qui firent que la Turquie devint « kemaliste » et non pas « enveriste ». Car, en réalité, les deux hommes furent très proches sur le plan politique. Comme Mustapha Kemal, Ismaïl Enver a grandi dans les casernes enfiévrées par le nationalisme et le modèle jacobin ; comme Kemal, il était, par formation, laïc et militariste ; comme Kemal, enfin, il avait un net penchant pour l'autoritarisme. Très proches sauf en un point. Mustapha Kemal n'avait pas de politique étrangère, ou très peu. Deux intuitions seulement conduisirent son action : la renonciation définitive aux territoires anciennement ottomans, et son tropisme occidental. Pour un pays situé aux carrefours de deux continents, d'une dizaine de pays, d'une centaine de peuples… cela revenait à ne pas vouloir de politique étrangère du tout. C'est ce qui explique la diplomatie turque du XXe siècle : sa timidité, son asservissement aux visions américaines, son obsession de l'ennemi étranger… Comme l'Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale, la Turquie peina à assumer une diplomatie décomplexée. Elle oscilla donc entre les bravades – l'enlisement à Chypre l'illustre – et les soumissions. Construire une politique étrangère qui sorte de ce schéma paranoïaque et obsidional, timide et agité, fut l'ambition de plusieurs partis politiques turcs. Erdogan l'accomplit enfin. Ni « panislamiste » ni « néoottomane » à tout prix, la politique extérieure actuelle d'Ankara montre simplement la permanence des vocations géopolitiques. Enver Pacha rêva d'une Turquie « pantouranienne », centre d'un empire immense et fou, ceinturant l'Eurasie depuis la Chine jusqu'à l'Adriatique. Mustapha Kemal la voulut occidentale, à tout prix, violemment, sans répit, contre le peuple et la géographie. Doucement, elle redevient ce qu'elle est : méditerranéenne, orientale et asiatique d'abord, sans excès ni timidité.