Qui d'entre nous n'a pas cédé à sa curiosité, visionné une vidéo sordide puis l'a partagé avec ses proches ou ses amis ? Simple geste anodin ou agissement coupable transcendant la violence de la vidéo et la banalisant? L'avis des experts. Par Hayat Kamal Idrissi
Ce n'est pas la première et elle ne sera certainement pas la dernière ; la vidéo de « La mère tortionnaire de Larache » a été virale. En quelques heures, elle était sur toutes les pages des réseaux sociaux et des médias. Largement partagé, le calvaire de la fillette terrorisée, tabassée et humiliée a été revécu des centaines voire des milliers des fois via ce bad buzz. Geste presque automatique, la touche partager est aussitôt activée, après visionnage, pour donner à cette vidéo sordide une autre vie, ou plutôt plusieurs autres vies. «Au-delà de la violence des images, de la violence de l'acte filmé en lui-même, le fait de visionner et de partager ce type de vidéos sur les réseaux sociaux et sur youtube est une véritable agression aux victimes et une atteinte grave à leur vie privée», s'insurge Bouchra Abdou, directrice de l'Association Tahadi pour l'Environnement et le Centre Tahadi pour la Citoyenneté.
Dysfonctionnement psycho-social
Facebook, watsapp, Twitter, instagram, youtube ou via Bluetooth... tous les moyens sont bons pour propager le buzz, qui peut être une agréable découverte mais qui est souvent d'une violence certaine. Mais d'où vient justement ce besoin de filmer un viol, une agression physique ou parfois verbale ? Quelle est la motivation première d'enregistrer ses agissements violents au risque de s'auto-incriminer ? Aussi quel plaisir éprouve-t-on en visionnant le malheur de pauvres victimes de viol et d'autres violences ? Comment devient-on simplement des coupables de non assistance à une personne en danger ? Quel mécanisme psychique pousse-t-il un «spectateur» à vouloir partager la souffrance des victimes avec ses proches ? Sommes-nous en présence d'un nouveau phénomène, signe de dysfonctionnement psycho-social ?
« Il faut noter que ce n'est pas un phénomène purement marocain. C'est une tendance internationale » note d'emblée Hassan Baha, chercheur doctorant en sociologie de l'image de l'Université Hassan II. « Les réseaux sociaux regorgent de vidéos relatant toutes sortes de violences filmées par des témoins qui, au lieu d'intervenir et de venir en aide aux victimes, se contentent de braquer leurs téléphones et de filmer leur malheur ! », décrit-il. Tendance internationale certes mais qui prend des couleurs bien locales en dévoilant un autre visage d'une société marocaine en pleine mutation. «Nous assistons à l'évolution d'un individualisme sauvage dans notre société connue auparavant par ses valeurs de solidarité et d'empathie. Fini ce temps où l'on vient à l'aide d'un voisin ou même d'un parfait inconnu sans se poser trop de questions. Aujourd'hui, on est animé surtout par son envie de faire le buzz et d'attirer les «j'aime» » commente Mohamed Abdelwahab Rafiqi (Abou Hafs) chercheur en études islamiques au Centre Al Mizane, suite à la diffusion à grande échelle de la vidéo de Khawla, victime d'une tentative de viol ayant fait le buzz il y a deux ans. « Si une simple scène amusante et agréable reste la bienvenue, se contenter de filmer une personne en danger au lieu de la sauver est vraiment grave et maladif», s'insurge Rafiqi. Spectateur complice
Le chercheur Hassan Baha est du même avis que Abou Hafs. Il note cette grande fascination par la violence. «Nous pouvons même aller plus loin et dire qu'elle suscite du plaisir », s'aventure Baha. D'après le chercheur, lorsqu'un individu assiste à une scène de violence et la filme, il marque par une telle attitude « une sorte de volonté de participer à la scène. Inconsciemment, il échappe à son état habituel de passivité, de simple spectateur, à son inertie et devient acteur et complice », analyse le chercheur en sociologie de l'image. Le désir de savoir, d'être le premier informé, s'est accentué chez l'individu avec l'apparition des réseaux sociaux. « Cette tendance a développé en lui une forme de curiosité malsaine », enfonce-t-il le clou. Ainsi le fait d'«informer», d'avoir « le scoop », prime sur tout autre chose et ceci au détriment d'autres qualités humaines telles l'empathie ou la solidarité.
Notre humanisme est-il remis en question par le simple geste de filmer ou de partager une vidéo violente ? Nous ne serons-pas là en train d'exagérer les choses ? Les spécialistes ne l'entendent pas de cette oreille. Au contraire, ils insistent sur la gravité de la situation et de la cadence de son évolution. Dans le contexte marocain, Bouchra Abdou évoque une violence numérique ascendante. «La vidéo est devenue carrément une arme. Même filmée avec consentement, une vidéo peut être utilisée plus tard pour attaquer et causer du tort, comme c'est souvent le cas pour des vidéos intimes », alerte l'activiste. Cette dernière affirme constater cette attitude chez les hommes marocains reprochant leur «liberté » à leurs compagnes et les châtiant en diffusant leurs ébats filmés sur les réseaux sociaux
Tous coupables !
De l'agresseur qui en fait un moyen d'exister au complice manipulateur en passant par le spectateur voyeuriste, tous deviennent coupables lorsqu'il s'agit de filmer la violence et la diffuser. C'est l'avis des psychologues. « Derrière la violence se cache un grand besoin de s'affirmer, d'exister, face à une société où l'on ne trouve pas sa place, où l'on se sent marginalisé et exclu », analyse Dr Mostafa Massid, psychologue clinicien. Si aujourd'hui avec le progrès technologique, on assiste à une recrudescence d'actes de violences filmés, « C'est parce que ça constitue un moyen d'exister en créant le buzz », ajoute le clinicien. Vivre dans l'instant, dans la satisfaction immédiate de leurs désirs et de leurs impulsions… « Ceux qui filment leurs « violences », ont l'impression d'avoir accompli un exploit et la satisfaction est encore plus grande lorsque ça fait l'objet d'un « film ». Ils deviennent ces héros qui défient ouvertement la loi et la société », nous explique le psychologue. Quand au quidam qui se trouve par hasard devant une scène de violence et se saisit de son portable pour la filmer au lieu d'intervenir et aider, « il s'agit d'une personne instable psychologiquement qui trouve une jouissance morbide devant un acte violent, une forme d'excitation qui annule toute empathie ou sentiment de culpabilité tout en lui procurant un sentiment de valorisation et de satisfaction », analyse le clinicien.
Banaliser la violence
Pour Bouchra Abdou, l'origine du mal n'est autre que le manque de civisme et la perte des repères éthiques dans une société mutante. « L'irrespect de la vie privée et l'incivilité augmentent de plus en plus avec l'absence d'un cadre déontologique et éthique », décortique Abdou. L'anarchie qu'offre la plateforme des réseaux sociaux et même de certains sites d'information participe à la naissance d'une nouvelle forme de voyeurisme, « que nous qualifions de lâche et ridicule», relève le doctorant. Il mentionne par la même occasion cette notion de «spectacle» lorsqu'il s'agit de relater une violence bien réelle sur les pages virtuelles. « Aujourd'hui, les gens croient dur comme fer que l'acte de filmer une scène, quelconque, et la partager sur les réseaux sociaux est une forme d'information. D'interaction. Ils se trompent ! Car ce qu'ils appellent « information » n'est finalement qu'un spectacle » affirme le doctorant. Même constat chez Abdelwahab Rafiqi qui regrette cet «acharnement» pour décrocher de pseudo- scoops et pour récolter les like au prix même de la vie ou de la sécurité de son prochain. Ce dernier relève d'ailleurs l'aspect dangereux de cette diffusion massive et sans contrôle de telles images: La banalisation de la violence. « A force d'être gavés par de telles images, nos enfants, adolescents et autres jeunes finiront par se familiariser et s'habituer à la violence et ses différentes manifestations » regrette Rafiqi. Une clairière dans ce tableau sombre ? « Seules les valeurs humanitaires de respect, d'empathie, de solidarité, de civisme peuvent en limiter les dégâts mais il va falloir les cultiver davantage » conclut Abou Hafs.