Des institutions pour le pluralisme La jeune Assemblée Régionale et Locale Euro-Méditerranéenne, l'ARLEM, dont la première réunion s'est tenue en 2010, regroupe 84 collectivités territoriales des trois rives de la Méditerranée, et pourrait préfigurer cette plateforme. À moyen terme, elle serait en mesure d'élaborer un cadre juridique rendant possible la multiplication des « pactes méditerranéens de coopération ». Le fonctionnement d'une telle plateforme de coopération décentralisée nécessite toutefois, répétons-le, que l'ensemble des collectivités territoriales méditerranéennes disposent des compétences adéquates. Bien que les pays des rives sud aient parfois entrepris des réformes en ce sens, les pouvoirs locaux et régionaux restent néanmoins soumis à un important contrôle de l'État et à l'influence des notables qui freinent les initiatives, paralysent les efforts, compriment les énergies. Si, dans ces sociétés, le pluralisme s'exprime sous la forme de différences sociales, économiques et culturelles, il n'est pas encore toujours pris en compte ni ancré dans le cadre pérenne des institutions. L'autonomie régionale le permettra à la condition que l'on soit à l'écoute des populations et que le découpage régional notamment respecte leurs vœux autant que faire se peut. Sans doute ce découpage obéira-t-il aux contraintes de la géographie, il devra toutefois surtout se conformer aux logiques historiques, sociologiques et politiques sans s'imposer par avance un nombre limité de régions qui risque d'être le simple produit de l'imaginaire de quelque théoricien ou de décision administrative brutale. Loin de nous l'idée de vouloir insuffler une nouvelle vie aux segmentations sociales traditionnelles, mais il nous semble difficile de les ignorer tant qu'elles sont encore prégnantes. Passer outre conduit immanquablement à des conflits et à des échecs de politiques publiques. Le lecteur n'a que l'embarras du choix d'exemples : il pourra puiser à pleine main en parcourant les pays de l'Atlantique au Proche Orient. Pour aussi encourageants que soient les enjeux de la régionalisation, il convient cependant de ne pas verser dans un optimisme béat. Nous voudrions rappeler ici ce passage d'un article publié dans le Washington Times, déplorant que trop souvent encore, les citoyens soient « otages de leaders, plus soucieux de stratégies impérialistes, que de démocratie et du bien-être des individus ».(1) Les principes d'une régionalisation étendue engageraient le Maroc sur le chemin d'une répartition des compétences pragmatique et généreuse. Sans être candidement optimiste, on peut espérer que la réalisation de ce projet inspirera les États des rives Sud et Est de la mare nostrum et permettra d'instaurer les pactes territoriaux d'abord et de les multiplier ensuite. Le pluralisme visé est bien un nouveau contrat social qui correspond en partie du moins à la nouvelle répartition des pouvoirs. Esquissons-en une explication. Les théories rationalistes rendent compte de l'émergence et de la nécessité de l'État par le transfert des pouvoirs individuels à une autorité suprême qui est censée être en mesure de résoudre les conflits entre les sociétaires, de réduire les effets pervers qui résultent de la poursuite de leurs intérêts particuliers, de prévenir par exemple la célébrissime « tragédie des communes » ou l'application rationnelle mais redoutable du principe NIMBY (« not in my backyard », pas dans mon jardin ou dans ma commune s'il s'agit par exemple de déchets). Pour plusieurs raisons complexes qu'il serait trop long d'expliciter dans cet article, on observe une évolution inverse : le centre délègue certaines compétences à la périphérie. Evoquons toutefois l'une des causes les plus importantes de ce changement. Parce que l'État s'avère incapable de ou simplement inéfficient à résoudre certains problèmes collectifs, les sociétaires sont théoriquement en droit de remettre en question le transfert d'une partie de leur pouvoir. Or le contrat social se définit principalement par l'ensemble de ces fonctions explicites ou latentes que cette réalité supra-individuelle qu'est l'État doit remplir. Si, en d'autres termes, il est incapable de garantir aux contractants les bénéfices attendus, ces derniers sont potentiellement en droit de remettre en cause le contrat. Ainsi l'État perd-il une partie de sa légitimité. L'ordre social court des risques majeurs ; les protestations, révoltes et rébellions augmentent ; la révolution est au seuil de la maison du pouvoir. Le nouveau contrat social qui émerge doit donc impliquer les différents niveaux de pouvoirs, partant la participation des corps intermédiaires dont l'importance pour la démocratie a été, comme l'on sait, fortement soulignée depuis Tocqueville, l'auteur de La démocratie en Amérique. Pourquoi la régionalisation est un projet adapté au monde arabe Puisque, comme le montrent de nombreux travaux de sociologie, les sociétés arabes se caractérisent par l'hétérogénéité de leur morphologie sociale et leur ancrage local, les réformes auraient tout intérêt à s'y appuyer. Elles augmenteraient ainsi leur chance de succès. Une étude récente de l'Institut National d'Aménagement et d'Urbanisme marocain sur l'articulation entre le centre et les périphéries dans plusieurs pays arabes arrive à la même conclusion que les recherches historiques nationales : l'historicité des pouvoirs locaux est une donnée fondamentale. Elle met en lumière une grande diversité dans les techniques de répartition des compétences ; elle souligne toutefois aussi une tutelle étatique parfois paralysante. Un exemple historique du pluralisme régional est le système des Millets, qui pourrait bien faire figure d'ancêtre méditerranéen de l'autonomie régionale. Le terme turc Millet, qui vient du mot arabe Milla, désigne une communauté religieuse légalement protégée. Il concerne aussi les minorités. Pendant cinq siècles, l'intégration régionale dans l'empire ottoman avait fonctionné sur la base de pouvoirs locaux bien établis et reconnus par le pouvoir central. Outre ses effets bénéfiques évoqués précédemment, la régionalisation est aussi un moyen de satisfaire les revendications de groupes minoritaires sans pour autant remettre en question l'intégrité territoriale des États. Elle constitue un mode de résolution pacifique des conflits latents ou manifestes et s'appliquerait dans certaines régions méditerranéennes qui sont des foyers de déstabilisation régionale ou planétaire potentielle. Le projet d'autonomie avancée du Sahara proposé par le Maroc, qui prévoit un transfert de compétences législatives, exécutives et juridictionnelles aux populations sahraouies, en est l'exemple typique. L'impact de la régionalisation sur l'émergence d'une organisation supra-étatique au Maghreb En plus d'un fort ancrage local, les sociétés arabes partagent de nombreux points communs comme la langue, la religion, la culture arabe, les principes généraux du droit musulman, des intérêts géopolitiques. On peut penser qu'une régionalisation encastrée dans une structure sociologique séculaire contribuerait à renforcer l'union dans la mesure où elle faciliterait les coopérations entre les territoires et réduirait les tensions qui existent à d'autres niveaux de pouvoir. Car, outre l'intégration économique et sociale des partenaires, la coopération favorise la coexistence pacifique selon l'un des principes de la théorie des jeux. Or aujourd'hui, l'Union du Maghreb Arabe (l'UMA), enjeu politique et économique considérable, bute essentiellement sur un obstacle local, le statut du Sahara. Rien n'interdit d'espérer que l'autonomie avancée proposée par le souverain marocain soit acceptée et permette de faire progresser l'UMA ou l'idée du Maghreb des Régions (2). Dans cette optique, la mise en place d'une structure de coopération dans des domaines clefs permettrait de stabiliser les relations entre les différents acteurs impliqués dans la région. Ce ne serait d'ailleurs pas là un cas inédit. Rappelons qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, une telle méthode a permis de résoudre le conflit séculaire entre la France et l'Allemagne. Au niveau local cette fois, l'exemple des régions Norte Portugal et Galicia montre qu'un pacte territorial peut contribuer à l'apaisement des relations entre deux communautés qui ont pourtant eu un lourd contentieux historique. Perspectives Ces propositions sont assurément ambitieuses. Elles exigent sans doute un changement de certains modes de pensée conventionnels et routiniers. Elles ne pourront en outre se réaliser que dans la longue durée. Nous en sommes pleinement conscients. Au niveau politique, la régionalisation avancée contribuera à la démocratisation du Maroc. Elle permettra également de régénérer le processus d'union du Maghreb. Le Maghreb des régions deviendra une réalité. Les initiatives de l'UMA pourront compléter significativement celles, isolées, des différents États dans la recherche d'un partenariat avec l'Union européenne. Ce mode d'organisation favorisera l'institutionnalisation de coopérations multilatérales à un niveau spécifiquement méditerranéen. Au niveau économique, plusieurs études, notamment celles du FMI et de Stuart Eizenstat, montrent que les échanges entre les cinq pays du Maghreb ne dépassent guère 1,3% du total du commerce de la région, l'un des plus bas du monde. Elles montrent également que, si les pays du Maghreb disposaient d'un marché commun, leur croissance économique gagnerait entre deux et trois points. La régulation d'un marché commun maghrébin de 90 millions de personnes drainerait des investissements étrangers et créerait des centaines de milliers de nouveaux emplois. Par ailleurs, en tant qu'intégration dans un système plus grand, la régionalisation est aussi un outil de solidarité collective. En général, les pays régionalisés disposent d'un système de redistribution permettant de réduire les inégalités. En Europe, les fonds régionaux de l'UE sont alloués aux régions en fonction du PIB régional rapporté à la moyenne européenne des PIB régionaux. Cette méthode traduit bien l'objectif de répartition des richesses porté par la notion de cohésion économique et sociale. Au niveau géopolitique, dans un contexte globalisé complexe où, par définition, les enjeux et les stratégies sont interdépendants, autrefois exclusivement définis ou subis par les gouvernements nationaux, il est nécessaire que soient coordonnées les actions de divers acteurs issus d'horizons et de pays différents. Dans cette mesure, les pactes territoriaux sont non seulement un gage de légitimité des mesures prises, mais surtout un outil opérationnel pertinent pour l'ensemble du bassin méditerranéen. La régionalisation au Maroc pourrait donc tout à la fois renforcer la démocratie locale sur son territoire, stimuler le processus de l'Union du Maghreb en normalisant le statut du Sahara, favoriser l'émergence d'une plateforme méditerranéenne de coopération multipolaire, proposer un cadre de référence aux États arabes, codifier enfin les rapports entre les États et collectivités des trois rives de la Méditerranée. (1) Mohamed CHERKAOUI, Sahara : the Missing Dimension, Washington Times, 9 November 2007 (2) Mohamed CHERKAOUI, The Mediterranean Union, a Tool of Will and Representation, Washington Times, 3 December, 2007 *Mohamed Cherkaoui Directeur de recherche Centre National de la Recherche Scientifique et Université de Paris Sorbonne Manuel Goehrs Université de Paris X Nanterre