John Cassavetes n'avait pas du tout envie de mettre en scène Gloria. Ce pionnier du cinéma indépendant américain, qui érigea la liberté et l'autonomie comme valeurs fondamentales de l'ensemble de son œuvre, accepta difficilement à la fin des années 70, de réaliser un film pour un grand studio hollywoodien. Il finit par céder et heureusement. Gloria demeure donc l'un des rares films de commande et l'une des réussites majeures du brillantissime réalisateur de Shadows, Une femme sous influence et Opening night, qui fut la figure de proue de toute une marge du cinéma américain en opposition au système des studios, et l'inventeur d'un « cinéma vérité », vivant, organique et pourfendeur des règles établies. L'influence de Cassavetes dans le cinéma contemporain est considérable et son œuvre demeure unique. Il fut le mentor de Martin Scorsese et la source d'inspiration majeure de films comme Tout sur ma mère de Pedro Almodovar ou Maris et femmes de Woody Allen. Misant beaucoup sur le jeu de l'acteur, se fichant de la technique cinématographique, Cassavetes réussit à inventer un style inimitable. Gloria donc, même s'il n'est pas son plus grand film, occupe une place à part dans sa filmographie. Ce fut son seul vrai succès commercial sur un plan international (du fait de son extrême liberté dans le travail, ses films furent longtemps mal et peu distribués et la reconnaissance fut longue à venir) et demeure aujourd'hui son film le plus connu du grand public. Gloria remporta même le lion d'or à la Mostra de Venise en 1980 et l'oscar de la meilleure actrice échappa de peu à Gena Rowlands pour le rôle titre. Gena Rowlands justement, qui fut l'épouse, la muse et l'actrice fétiche du cinéaste, et qui porte merveilleusement le film. A tel point qu'on imagine difficilement une autre actrice dans la peau de cette femme dure, belle et impitoyable. Gloria est une call-girl qui a été la compagne d'un chef de la mafia new-yorkaise. Une amie et voisine lui confie son fils de six ans quelques minutes seulement avant d'être assassinée avec sa fille, sa mère et son époux. Ce dernier, ancien comptable de l'organisation du crime, avait eu des contacts avec le FBI. Gloria, qui a accepté de s'occuper de l'enfant à contrecœur, s'enfuit avec lui et avec le précieux livre de comptes de la mafia. Elle connaît bien ceux qui la poursuivent et tente de négocier, mais c'est peine perdue, car la règle est stricte, afin de donner l'exemple il faut tuer l'enfant. S'ensuit alors une cavale dans plusieurs quartiers new-yorkais. Cassavetes se saisit du film pour dresser un portrait sans concession d'une Amérique de marginaux, de corrompus, de solitaires. Gloria est un diamant noir, qui malgré un pitch qui présage un rythme haletant, est un film d'une certaine lenteur, qui laisse toute la place à des fulgurances laissant apparaître alors tout le talent de son auteur et de sa formidable actrice, Gena Rowlands, dont le jeu tout en émotions et en subtilité, est l'un des atouts primordiaux du film. Gloria est la rencontre bouleversante entre une femme esseulée et un enfant qui vient de perdre toute sa famille. Une œuvre déchirante qui établit un parfait équilibre entre exigence artistique très personnelle de son auteur et collision avec un genre, en l'occurrence le polar, grand public. Avec New York en toile de fonds, filmée ici de manière prodigieuse. A voir ou à revoir. Absolument.