Le Parlement commence à se familiariser peu à peu avec ses nouveaux pouvoirs. Les élites politiques n'arrivent toujours pas à se faire aux changements qu'apporte la nouvelle Constitution. La monarchie est, à ce jour, le seul acteur à ne pas déroger aux attributions expressément réservées par la loi suprême. Deux ans après l'adoption de la nouvelle Constitution, une question s'impose : où en est-on dans sa concrétisation ? Certains constitutionnalistes estiment, par prudence, qu'il est prématuré de faire un bilan de la mise en œuvre de la loi suprême. Nous sommes encore, arguent-ils, au début de sa pratique. Cela d'autant que nous sommes devant un véritable contexte novateur. Les cinq premières Constitutions ne sont que des variantes d'une seule. Celle de juillet 2011 met en place un référentiel politique et institutionnel différent qui repose sur la séparation et l'équilibre des pouvoirs. Bref, il y a encore des mécanismes à mettre en place, des rouages à graisser et faire tourner. Le texte est ouvert. Il renvoie, dans pas moins de 20 domaines, à des lois organiques ou ordinaires complémentaires. Son interprétation va instaurer, progressivement, une coutume. On parle de «l'écriture de la Constitution par la pratique». Il faut dire aussi qu'en ces deux premières années de la nouvelle Constitution, seule une loi organique a été promulguée. Et encore, dans des conditions pour le moins extraordinaires. A lire : Nouvelle Constitution : Questions à Abderrahmane Baniyahia, Professeur de droit constitutionnel Treize autres textes attendent toujours leur tour. Six devraient voir le jour avant la fin de cette année, si l'on en croit le fameux agenda législatif du gouvernement dans sa version rendue publique en janvier dernier. Et ce sont ces 13 lois organiques qui donneront corps au texte constitutionnel. Le gouvernement aura-t-il suffisamment de temps pour les faire adopter, dans des conditions optimales, avant la fin de son mandat ? Il est permis d'en douter, à en juger par le rythme avec lequel il avance dans ce chantier. Sans parler, bien sûr, des autres textes qui viennent en appoint, soit pour réorganiser des institutions déjà existantes ou pour mettre à jour un arsenal juridique devenu obsolète. Question : pourquoi ne pas faire contribuer le Parlement ? A priori, rien n'empêche les députés de participer activement à cet effort législatif. Cela d'autant que son domaine d'intervention s'est considérablement élargi depuis la promulgation de la nouvelle Constitution, le 29 juillet 2011. Dynamique constitutionnelle Le domaine de la législation a été étendu, celui du contrôle du gouvernement et autres administrations, établissements et institutions publiques renforcé. Plus encore, le Parlement a même vu ses attributions englober un autre domaine, celui d'évaluer les politiques publiques. En réalité, durant ces deux dernières années, le Parlement a commencé à émerger lentement de sa position marginale dans laquelle le cantonnaient les précédentes Constitutions. Il n'est, certes, pas encore tout à fait au centre de la prise de décision et de la production des politiques publiques, mais il recouvre peu à peu des pouvoirs. Le récent différend relatif à l'application de l'article 100 entre le gouvernement (majorité) et l'opposition est un exemple de cette dynamique que le nouveau texte constitutionnel a mise en place. Auparavant, les parlementaires, principalement ceux de l'opposition, ont réservé un accueil plutôt méfiant à l'agenda législatif que le gouvernement s'est cru en devoir de remettre à l'institution législative. Les élus y ont vu une tentative d'accaparer un domaine qui leur revient, en partie, de droit, selon la nouvelle Constitution : celui de la législation. Ils ne voient pas non plus d'un bon œil que presque toutes leur propositions de lois, aujourd'hui au nombre de 80 dont plusieurs propositions de lois organiques, en sont encore au stade de l'examen. Et ce, quand elles ne sont tout simplement pas retirées du circuit pour motif que le gouvernement est en train de travailler sur les mêmes textes de loi. Cela alors que le chef du gouvernement insistait, au lendemain de son investiture, sur «la mise en œuvre participative et démocratique de la Constitution». Rien de surprenant, puisque le même chef du gouvernement a vite fait de se mettre en contradiction avec ses propres déclarations à l'occasion de l'adoption de la loi organique relative à la nomination aux hauts postes de responsabilité. C'est peut-être le texte qui a été adopté le plus rapidement. La suite viendra avec les contestations qui ont accompagné le dialogue national sur la réforme de la justice devant aboutir au toilettage de l'arsenal juridique existant en le domaine. Cette tendance s'est confirmée plus tard avec un autre dialogue national, celui relatif à la société civile et l'élaboration de la douzième loi organique, sur l'échelle des priorités du gouvernement, qui porte sur les modalités de mise en œuvre et l'organisation de la législation populaire, donc de la démocratie participative. Eveil de la société civile C'est sans doute ce qui a poussé les partis politiques, principalement ceux de l'opposition, à accuser le gouvernement de lenteur, voire d'entrave, à la mise en œuvre de la Constitution. Et quand bien même on lui prête une volonté d'aller de l'avant dans ce chantier, c'est dans une optique d'interprétation «présidentielle» du texte constitutionnel. En plus de l'initiative des lois, on lui reproche de vouloir interpréter selon sa vision certains articles, notamment l'article 100, relatif aux questions de politiques générales, et l'article 10 qui porte sur les droits et les nouvelles attributions de l'opposition. Bien sûr, c'est entre les pouvoirs exécutif et législatif que la Constitution est rudement mise à l'épreuve. Les débats de la Loi de finances et des textes relatifs aux nominations aux hauts postes et aux garanties accordées aux membres des Forces armées royales, en sont des exemples. Ce dernier texte a ceci de particulier qu'il a posé une problématique plus large dans l'articulation des champs d'implication non seulement des pouvoirs exécutif et législatif mais aussi des instances de bonne gouvernance et de la société civile. Le débat initié à cette occasion par les associations des droits de l'Homme et l'avis consultatif émis par le CNDH, représentent une ouverture inédite sur une participation plus large de la population dans le processus législatif. C'est également un signe de l'éveil de la société civile et sa pleine conscience des nouveaux pouvoirs que lui accorde la nouvelle Constitution. Cela dit, les instances de bonne gouvernance posent une autre problématique constitutionnelle. Les observateurs de la scène politique auront d'ailleurs noté une certaine crispation entre l'institution parlementaire et le CNDH. Cela n'a rien à voir avec les deux institutions dans l'absolu, note-t-on. Cette tension est plutôt d'ordre politique. Le PJD, la première force parlementaire (107 députés, 27% des sièges), accuse le CNDH d'avoir écarté ses militants et sympathisants au moment de la mise en place de ses différentes instances. Depuis, le courant passe plutôt mal. Certaines demandes de saisine du conseil, pour avis, émanant principalement des groupes parlementaires de l'opposition, n'ont jamais abouti faute de coopération du PJD. Mais c'est un autre débat. Celui qui se pose aujourd'hui, du point de vue constitutionnel, est d'un autre niveau. D'abord, qui est censé préparer les lois portant sur leur organisation ? Le gouvernement a tenté, dans une première mouture de son plan législatif, d'en confier le soin au Cabinet royal avant de se raviser. Le Parlement a appris à ses dépens, lorsqu'il a tenté de faire comparaître, devant une de ses commissions, le président du CCME (Conseil de la communauté marocaine à l'étranger) que ces instances ne sont pas redevables de compte à l'institution législatif. Le Conseil constitutionnel a bien insisté sur leur indépendance de tout pouvoir, qu'il soit exécutif ou législatif. Ce qui n'empêche pas le gouvernement et le Parlement de prendre l'initiative d'élaborer les lois les encadrant. Conseil constitutionnel, implication encore timide En définitive, la relation entre ces instances de bonne gouvernance et les institutions représentatives est l'un des nombreux points qui restent encore à affiner par la pratique constitutionnelle. Ce qui nous ramène encore une fois à l'urgence de la promulgation de la loi organique relative à la Cour constitutionnel (8e sur l'échelle des priorités du gouvernement, elle devrait voir théoriquement le jour avant la fin de cette année). Car c'est grâce à ce genre de situation que se construit la jurisprudence constitutionnelle. Or, à ce jour, le Conseil constitutionnel était plutôt occupé à démêler les contentieux électoraux : plus de 80 décisions (sur une centaine) depuis les élections de novembre 2011. Ses autres interventions en dehors du contentieux électoral sont très limitées. En attendant la promotion effective du conseil en véritable Cour constitutionnelle, se pose la question si la justice constitutionnelle sera par ce fait, promue, elle-même, du statut d'un «pouvoir secondaire» à un acteur principal de l'interprétation du texte de la Constitution. En somme, ces deux années de pratique constitutionnelle sur le texte de 2011 l'auront montré : nos politiciens n'arrivent toujours pas à mesurer l'étendue de la marge de manœuvre qui leur est offerte. Ce qui fait dire à un analyste politique que «nous avons un texte très avancé, mais dont l'interprétation est confiée à des élites encore sous l'effet d'une culture politique archaïque. C'est pour dire que nous avons un texte avancé dont la mise en œuvre nécessite des hommes politiques qui le respectent et non ceux qui le craignent ou qui en minimisent la portée». Cela étant, seule la monarchie, en tant qu'acteur institutionnel décidément très en avance sur la classe politique, a tenu, de l'avis des constitutionnalistes, à ne pas déroger aux attributions que lui confère, pour la première fois expressément, le texte constitutionnel. «Dans chacun de ses actes, il est commandeur des croyants dans le domaine religieux et chef de l'Etat dans le civil, le Roi a toujours tenu à se conformer au cadrage général prévu par la Constitution», explique ce constitutionnaliste. Bien sûr, la dimension arbitrale de ses attributions (art.42) est toujours présente. Il tient à en faire un usage dans le cadre expressément prévu par le texte constitutionnel.