Nous étions quelques-uns à connaître les trésors cachés dans un capharnaüm de livres, cassettes vidéo de films, revues littéraires, documents, manuscrits de livres ou de scénarii. Une oeuvre inédite à été ravagée un jour par un incendie à la grande désolation des rares amis qui en avaient furtivement pris connaissance. «A la fin tu es las de ce monde ancien», disait Apollinaire au début de son beau poème Zone. Las, Ahmed Bouanani l'était de bien des choses et il vient de nous quitter depuis son refuge de Demnate. Notre ami le poète est mort et nous sommes quelques-uns à en avoir pris connaissance -sans y croire au début- en ce dimanche ensoleillé du mois de février par un petit texto aussi bref que froid : «A. Bouanani est décédé». Les mots n'ont plus de sens lorsqu'un poète ami meurt et que l'on s'entête à lui rendre hommage. On laissera aux rubriques nécrologiques le soin de rappeler et détailler sa date de naissance, son œuvre et son itinéraire. Mais nous retiendrons que son œuvre est faite de silences et que son itinéraire est des plus atypiques. Ecrivain, poète et cinéaste, Bouanani fait partie de la génération de jeunes marocains qui ont fait leur formation cinématographique à Paris dans le prestigieux Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), aujourd'hui disparu, au début des années 60. Après son retour au pays et l'intégration du Centre cinématographique marocain comme chef monteur, il a collaboré avec la revue Souffles dirigée par Abdellatif Laâbi. Son premier et unique long métrage, Mirage, réalisé au début des années 80 avec les moyens du bord, est considéré aujourd'hui comme un chef-d'œuvre de la filmographie marocaine. Ce sont précisément ces années 80 qui furent les plus propices dans la construction de l'œuvre artistique de Bouanani. Il montait les films des autres, souvent en les sauvant de leur trop plein de lenteurs, ciselait des poèmes, dessinait des BD pour la presse, écrivait beaucoup et publiait très peu. Cet homme-là avait quelque chose du douanier Rousseau. Il amassait des notes, troussait des manuscrits : roman, essais, contes qui étaient quasi prêts à la publication, mais se refusait à les éditer. Seul Abdallah Stouky avait pu lui «arracher» les poèmes qui ont formé son beau recueil Les persiennes (Editions Stouky). Plus tard, ce n'est qu'après des semaines de discussions et moult tergiversations qu'il avait consenti à la publication de son premier roman L'Hôpital (Editions Al Kalam). Maintes fois, il avait tenté de retenir les épreuves d'imprimerie lors des corrections. Cette propension à la rétention n'avait d'égal que le trop plein d'écrit épars qu'il amassait dans son appartement de la rue d'Oujda dans le quartier Hassan à Rabat. Nous étions quelques-uns à connaître les trésors cachés dans un capharnaüm de livres, cassettes vidéo de films, revues littéraires, documents, manuscrits de livres ou de scénarii. Une œuvre inédite à été ravagée un jour par un incendie à la grande désolation des rares amis qui en avaient furtivement pris connaissance. Tel était Bouanani dans cette rétention qui confine à l'ascèse, aussi prolifique dans la création que rare, sinon réfractaire, dans la publication comme dans la démonstration. Réservé et mutique devant les inconnus, il pouvait cependant se montrer d'une grande et intelligente volubilité avec les amis chez qui il sent passer de mystérieuses affinités. La culture littéraire et cinématographique de Bouanani est à la fois éclectique et savamment choisie. De plus, il était informé sur les choses du monde et de la culture avec une assiduité qui étonnait ceux qui le prenaient pour un de ces ermites coupés du réel. Il lisait régulièrement la presse et les revues culturelles, dont le Magazine littéraire, tout en revisitant les textes classiques, poésie et prose confondues. Il y a quelques années, il avait choisi de quitter la capitale pour un refuge dans la région de Demnate comme pour parachever son œuvre de silence. «Pas de testament pour la mémoire muette», avait-il écrit dans un de ses poèmes. Le testament d'Ahmed Bouanani est dans notre mémoire et comme par le passé, à la faveur d'une rumeur amicale qui nous rapportait telle bonne nouvelle, tel poème, tel projet de film en cours, on dira avec le poète de la «Syntaxe de l'éclair», Saint-John Perse, qu'il adorait : «Mais de mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance».