Comment ne pas être partagé entre la joie et la tristesse au moment où L'Hôpital, roman d'Ahmed Bouanani qui parut et disparut en 1990 aux éditions Al Kalam, à Rabat, victime d'un très faible tirage et d'un trop maigre lectorat, se trouve réédité et largement diffusé, du moins dans les meilleurs librairies françaises, par les [...] La chronique de Salim JAY Comment ne pas être partagé entre la joie et la tristesse au moment où L'Hôpital, roman d'Ahmed Bouanani qui parut et disparut en 1990 aux éditions Al Kalam, à Rabat, victime d'un très faible tirage et d'un trop maigre lectorat, se trouve réédité et largement diffusé, du moins dans les meilleurs librairies françaises, par les éditions Verdier, dont le catalogue est l'un des plus exigeants ? Joie de la résurrection d'un ouvrage remarquable que j'avais eu tant de plaisir à évoquer longuement dans mon Dictionnaire des écrivains marocains (Eddif / Paris Méditerranée, 2005). Mais avec tristesse, bien sûr, car Ahmed Bouanani, le poète, le cinéaste et le romancier sans doute le plus secret et modeste parmi les plus talentueux et les plus féconds est mort à Demnate le 6 février 2011. Rarement une telle passion de créer, de penser et de donner à penser et à rêver se sera manifestée avec une telle obstination à demeurer soi-même, méditatif et ardent, sans illusions et comme illuminé sans relâche par une flamme intérieure. J'étais encore adolescent lorsque je commençai à le fréquenter et à le lire. Ses premiers poèmes publiés le furent dans la revue Souffles que dirigeait Abdellatif Ci-dessous, une scène du film culte Assarab (Le Mirage), d'Ahmed Bouanani, sorti en 1979. Laâbi. Un ton unique s'y manifestait d'emblée. Quinze ans plus tard, on lut Les Persiennes (éditions Stouky, 1980). Toute son œuvre se signale par une singularité qu'on dira musicienne en même temps que visionnaire. Les poèmes de Territoires de l'instant (éditions L'œil et la croisée des Chemins, 2000) ont quelque chose de proprement inoubliable et sont accompagnés des photographies superbes de Daoud Aoulad Syad. L'Hôpital est un roman qui vous possède à la lecture, un de ces textes sorciers dont on ne sort pas indemne et dont le souvenir vous poursuit. Je n'ai lu qu'un seul récit à ce point obsédant qui relate le dénuement dans la maladie et la misère, c'est Transfert nocturne du poète Armen Lubin, grande voix farouche et douce. Lorsqu'on sait ce que fut la profusion créative d'Ahmed Bouanani, on est saisi de découragement à l'idée que ces écrits, sauvés de l'incendie de la maison familiale demeurèrent des manuscrits produits dans le secret jusqu'à ce que sa fille Touda entreprenne leur classement et leur sauvegarde. Joaqim Vital et Colette Lambrichs allèrent à la rencontre du poète reclus dans son village, et me racontèrent cette rencontre comme proprement inoubliable. Joaquim (qui avait fondé les éditions de la Différence et est mort en 2010) n'avait jamais rencontré un auteur si peu soucieux de voir ses écrits imprimés, comme si la nécessité intérieure qui guidait sa plume valait toutes les reconnaissances. La qualité de l'œuvre le séduisit autant que la parfaite liberté de Bouanani, incapable de se soumettre aux dérisoires ambitions de publicité qui font s'agiter tant d'auteurs. C'est finalement les éditions Verdier qui donnent à L'Hôpital une nouvelle vie. On peut donc à nouveau lire cette phrase qui annonce : « Ici, tout est prévu, conçu à nos mesures, il est normal que nous soyons gratifiés d'une mort minable, sous des tonnes d'indifférence et d'oubli ». Heureusement, l'indifférence et l'oubli qui menaçaient les écrits d'Ahmed Bouanani auront été finalement vaincus et l'on peut faire confiance à Touda, la fille du poète, pour mener à bien d'autres publications. La réédition de l'Hôpital rencontre un accueil extrêmement attentif et admiratif. Oriane Jeancourt Galignani salue dans le numéro de novembre de Transfuge « un cri lyrique lancé par un malade sur le fil de sa conscience. Récit vrai d'Ahmed Bouanani qui a connu l'hôpital non comme un fou, mais en tant que tuberculeux. Peu importe, dans les deux cas la nécessité de créer un langage de l'interné est la même, une condition de survie ». Et de citer ce passage où résonne avec ampleur la parole du poète : « Je suis comme un cheval sauvage prisonnier dans un corps serein où la vie bat malgré la peur, malgré la menace d'être un jour dilué comme un vulgaire soluté dans l'atmosphère meurtrière de l'hôpital ». Et Oriane Jeancourt Galignani témoigne de la puissance d'incarnation du roman en concluant carrément : « A la lecture de Bouanani, nous devenons tous inguérissables ». L'un des plus fins critiques collaborant régulièrement à La Quinzaine littéraire n'a pas été moins enthousiasme en découvrant L'Hôpital. Hugo Pradelle écrit dans le numéro du 16 au 30 novembre de la revue dirigée par Maurice Nadeau : « L'Hôpital pourrait s'entreprendre à la manière d'un récit d'apprentissage impossible, une terrible initiation aux désordres du monde et de l'esprit. (...) il organise une étrange déréalisation qui nous fait toucher au terrible néant de nos vies... » Les lectures de l'œuvre d'Ahmed Bouanani et la diffusion de ses films qu'organisèrent au Jeu-de-paume, à Paris, cet automne, Touda Bouanani et Omar Barrada ont accompagné fort à propos la réédition de L'Hôpital, ce roman dont j'écrivais dans le Dictionnaire des écrivains marocains que « quatorze siècles y sont pris à partie, comme si c'était peu pour une vie d'homme. » Il y a dans l'écriture de Bouanani une telle incandescence, un tel refus de transiger que l'on ne saurait s'y immerger sans en être atteint définitivement, car ce pratiquant de la poésie de cinéma (Assarab, le mirage), de la poésie de roman et de la poésie de poésie, pour reprendre les catégories chères à Jean Cocteau était de ces rares artistes dont l'œuvre est un passeport pour le voyage au plus profond de l'âme et du corps. * Tweet * *