Bejaâd vivote par les bonnes grâces du mausolée de son saint-protecteur..., et de la baraka de son sandouk. Modèle économique d'une zaouia emblématique. Reportage. Grande place de Bejaâd. Là où se tenait, tous les jeudis, le souk hebdomadaire, se dresse désormais une grande arcade en marbre vert qui ouvre la voie de zankat Cheikh. Sol pavé et murs blanchis à la chaux, la ruelle mène directement au mausolée de Cheikh Bouabid Charki, protecteur de cette petite ville à 200 kilomètres de Casablanca, nichée entre Oued Zem et Khénifra. Les portes en bois grandes ouvertes du darih de Sidi Bouabid Charki laissent dégager un air de quiétude, de recueillement et de spiritualité. Les trois gardiens des lieux, chapelet à la main, invitent le visiteur d'un discret signe de la tête à entrer dans le mausolée. De l'histoire de leur zaouïa, une des plus emblématiques du Royaume, ces Oulad Cheikh (comme on les appelle communément) parlent avec grande fierté: «C'est ici qu'est enterré Sidi Bouabid Charki sans qui Bejaâd ne serait pas Bejaâd. La cité a été construite en 1601, autour de cette zaouia qui a fait notre célébrité à travers le Maroc et même à l'étranger grâce à son patrimoine spirituel et historique», lancent-ils en fournissant des explications précises sur la vie du saint, de sa descendance, ainsi que sur l'organisation économique de ce haut lieu de pèlerinage. Chaque année, à l'occasion du Moussem, dont la date est décidée par le chambellan du Roi, près de 200 000 visiteurs, dont des Cherkaouas de tout le Maroc et de l'étranger, se donnent rendez-vous dans cette petite bourgade de 40 000 habitants. Cet événement, à la fois religieux et culturel, est la meilleure promotion de la cité.Selon eux, c'est une occasion d'honorer le cherif fondateur de la zaouia, mais aussi une opportunité pour parler de l'histoire de Bejaâd et de son patrimoine. La haute saison du Moussem De leurs ressources et conditions de vie, les «Oulad cheikh», humbles, se montrent peu bavards. «Nous vivons des zyarates ou ftouh octroyés par les visiteurs. A la fin de chaque journée, nous partageons le pactole, ce qui nous permet de remplir le panier pour notre foyer et nos enfants», explique l'un d'entre eux. «C'est une baraka du Cheikh que se partagent les huit personnes à se relayer au fil de la semaine pour recevoir les zouwars dans son mausolée», poursuit-il. Cette caisse quotidienne que se partagent «les gardiens du temple» n'est pas à confondre avec le Sandouk, la gigantesque caisse-coffre en bois déposée juste à côté du tombeau et verrouillée par un cadenas dont la clé ne quitte jamais le Hfid de la zaouia. Comme dans chacune des 1 700 zaouias recensées au Maroc, cette cagnotte revient aux chorfas et leurs descendants sur plusieurs générations. «Pas moins de 6700 personnes reçoivent leurs parts du Sandouk de Sidi Bouabid Charki. Elles résident dans la ville même de Bejaâd ou dans plusieurs autres régions du Maroc», nous explique Karima, une descendante de cette lignée bénie. L'ouverture du cadenas a généralement lieu tous les deux ou trois ans. La dernière en date remonte à 2019, avant la crise sanitaire et il y en avait de toutes les pièces et de tous les billets. «Dans le Sandouk, les visiteurs déposent des dons dont le montant peut aller de quelques dirhams à des sommes plus importantes dans le cas des Merfida. C'est-à-dire lorsqu'une personne fait un vœu, lors d'une visite, et s'engage à faire un don si celui-ci est exaucé». Tout est dans la baraka Mohamed Ghazouani, autre chérif bénéficiaire, nous confie que les sommes accumulées peuvent être très variables d'une saison à l'autre, atteignant parfois les 140000 dirhams. «Le mode de répartition est assez spécial : les parts peuvent aller de 100 dirhams pour atteindre au maximum les 600 dirhams et elles sont multipliées par le nombre de personnes à la charge du bénéficiaire principal», explique-t-il. Le montant est certes dérisoire, mais il est d'une grande symbolique pour Karima et les autres Charkaouas. «Cela traduit un esprit d'appartenance à cette zaouïa et fait partie des repères que l'on a de nos origines», souligne la Bidaouie de naissance. Et de poursuivre : «Souvent je fais don de ma part à des personnes qui sont dans le besoin. Et cela est une occasion pour leur parler de la zaouia et de la baraka de Sidi Bouabid Charki». Il y en a même parmi les fidèles qui tiennent à conserver le petit pactole aussi précieusement qu'une pièce de monnaie porte-bonheur. «J'ai conservé pendant de longues années ma part sur un compte bancaire», nous confie Abdelkader qui a donné à chacun de ses quatre enfants, à l'occasion de leurs mariages, une part de cet argent de la zaouia en leur faisant promettre de ne pas le dépenser, sauf en cas de force majeure. «Parce que c'est une baraka de Bouabid qu'il ne faut pas dilapider», précise-t-il. Ont-ils tenu leur promesse ? Abdelkader répond ému : «Oui, parce que ce sont de véritables Oulad Cheikh»... Offrandes en numéraire et en nature Outre le pactole du Sandouk, les ressources de la zaouia proviennent également des ventes des offrandes : poulets, moutons et vaches données en sacrifice par les visiteurs qui entretiennent tout un écosystème commercial dans la ville de Bejaâd. Il y a également la location des maisons faisant partie du patrimoine immobilier de la confrérie, mais avec des prix de nuitées dérisoires : 30 dirhams par pièce et par jour. Dans un souci de transparence, toutes ces ressources sont minutieusement administrées par le trésorier (Hfid) de la zaouia qui dépose les recettes dans un compte bancaire. Là encore, les ressources sont variables et dépendent de la saison. C'est au moment du Moussem et durant les vacances que les montants collectés sont substantiels. Autre rentrée d'argent pour la zaouia : les dons royaux ou la Hiba Malakiya accordée à plusieurs zaouïas, mais discrétion oblige, les montants octroyés ne sont jamais révélés. Par ailleurs, il y a la dotation du ministère des Habous et des Affaires islamiques qui est allouée à la rénovation et l'entretien des lieux. Pour les jeunes Bejaâdis, cette baraka du saint ne suffit plus pour faire face aux difficultés du quotidien. «Ici, l'esprit d'appartenance à la zaouïa et à la ville est important et nous en sommes fiers. Mais tout cela ne nous fait pas oublier les difficultés quotidiennes de la vie, notamment la modicité des revenus, l'insuffisance des opportunités d'emploi et l'importance du chômage», s'indigne Said, jeune serveur de café. Pas d'opportunités de travail Il fait des études d'informatique dans une école privée et suit des cours d'anglais le soir pour pouvoir partir ailleurs: «Je ne veux pas rester ici. Il est impossible de trouver du travail !», confie-t-il. Le cas de Said n'est pas isolé, puisque la quasi-totalité des jeunes diplômés quittent la ville. Mais, contrairement aux jeunes de la région de Beni Mellal, Fiqh Bensaleh ou encore Khouribga, les jeunes Bejaâdis n'émigrent pas à l'étranger ou très peu. «Quand je dis partir ce n'est pas à l'étranger mais dans les grandes villes comme Casablanca par exemple ou Rabat pour trouver un emploi», précise Said qui ajoute : «Les jeunes inactifs font des petits boulots comme serveur, vendeur, coiffeur ou bien travaillent périodiquement dans l'agriculture. Maintenant, plusieurs jeunes travaillent dans la cueillette et la trituration d'olives ou encore dans les plantations de grenadiers à Fiqh Bensaleh». Kawtar, jeune diplômée en droit privé, spécialité droit des assurances, rencontrée devant la boutique de souvenirs située dans la rue du Cheikh est dans le même état d'esprit. «Cela fait un peu plus d'une année que je cherche du travail. A Casablanca, on m'a proposé un salaire de 3500 dirhams dans un cabinet de courtage. C'est très peu pour vivre dans la métropole, mais à Bejaâd, on m'a proposé une rémunération mensuelle de 500 dirhams», raconte-t-elle. Pour le moment, elle préfère tenir l'échoppe de ses parents où elle vend des produits d'artisanat comme les foulards et écharpes, des babouches, des bols en argile peints à l'huile de cade, bkhour, chapelets, henné, bracelets, bagues et autres babioles. «En été ou pendant le Moussem, la boutique rapporte 1 000 à 1 500 dirhams de chiffre d'affaires par jour. Actuellement, les ventes quotidiennes se situent entre 500 et 600 dirhams», poursuit Kawtar qui prend son mal en patience et attend une opportunité d'emploi. Pour Mohamed Hamdani, professeur universitaire : «Bejaâd n'offre malheureusement pas d'opportunité de travail. Si ce n'est des postes dans des administrations, dans les deux banques qui ont des agences dans la ville ou le seul cabinet de courtage. Ce qui explique que les jeunes ne reviennent pas». Et de poursuivre : «Des enfants de la ville qui ont réussi, il y en a beaucoup. Vous savez, pour la petite histoire, au CHU de Casablanca et à l'hôpital du 20 Août, plusieurs médecins chefs sont Bejaâdis». C'est une fierté pour la ville qui, selon Kawtar, Said et les autres, reste malgré tout bénie par la baraka de son saint protecteur... Le Cheikh, ses enfants et ses mausolées Sidi Bouabid Charki avait onze garçons et une fille, Lalla Amira, tous enterrés aux alentours du darih ou à l'entrée de la ville. En effet, dans les ruelles avoisinantes, des petits mausolées aux portes en bois et aux patios de zellige abritent les tombeaux de chacun de ses enfants. Dans chacun d'entre eux, on retrouve une à trois personnes qui veillent sur les lieux, accueillant les visiteurs et vivant des zyarates soigneusement déposées dans un tiroir. Chacun des mausolées dispose également de son propre Sandouk dont profitent, selon les cas, 200 à 300 personnes. Nombreux dans la petite ville sont les Oulad Cheikh qui perçoivent cette rente que certains d'entre eux jugent certes modique mais sacrée car «c'est la baraka du Cheikh». A noter enfin que la descendance de Bouabid Charki est organisée en branches dont celle des Kadiriines, les Morsliines, les Mekanssas ou encore les Ghzawnas.