Cette troupe de légende, qui a écumé la scène théâtrale avec un brio époustouflant durant les années 90, reviendra en février, après une longue éclipse, avec une adaptation de l'Opéra de quat'sous de Bertolt Brecht. Retour sur leur itinéraire. Chaque jour à dix heures tapantes, et depuis un mois, Noureddine Bikr, l'un des anciens piliers de Masrah Al Hay, s'extrait indolemment de son café habituel pour rejoindre le complexe culturel Sidi Belyout où se déroulent les répétitions de la pièce Dar Sidi Larbi. Trois cents mètres à parcourir, que le comédien accomplit en trois fois plus de temps qu'il n'en faut, tant il se fait remarquer. Des passants tiennent absolument à lui serrer la main, d'autres lui demandent de poser en leur compagnie pour une photo, des commerçants l'interrogent sur la véracité des rumeurs sur l'imminente reformation de Masrah Al Hay. C'est dire combien la légende de cette troupe, malgré sa longue éclipse, est inusable. «Il ne s'agit pas d'une simple rumeur, mais d'une certitude, assure Abdelilah Ajil. En février prochain, notre retour sur scène sera effectif. Notre nombreux public le réclamait depuis plusieurs années et nous avons le devoir de ne pas décevoir ses espoirs». Deux nouvelles actrices renforceront la troupe Auparavant, les velléités de retour s'étaient enchaînées sans effet tangible. Bien que les esprits se fussent apaisés, les clans Khiari-Fahid et Ajil-Foulane-Bikr ne pouvaient se voir en peinture et encore moins envisager de faire œuvre commune. Puis, coup de théâtre ! Dans l'émission Annaghma ou Attay, Mohamed Khiari annonça qu'il était prêt à se rabibocher avec le trio ennemi. Ce n'était pas un gag. Cependant, le retour de Masrah Al Hay fut à chaque fois différé en raison des engagements de ses anciens sociétaires dans des séries ou des téléfilms. C'est seulement à l'automne dernier qu'il fut scellé. Pour son retour, la troupe entend frapper fort. D'où l'idée de l'auteur dramatique, Abdelmjid Saâdallah, d'adapter le fameux Opéra de quat'sous de Bertolt Brecht. A la question de savoir si tous les anciens membres de Masrah Al Hay seront reconduits, Ajil répond par l'affirmative. Il y a toutefois un doute sur la présence de Abdelghani Sennak, à cause de sa fâcheuse désinvolture. «A part le regretté Driss El Haddadi, tous ceux qui nous ont accompagnés dans cette aventure seront reconduits. Nous comptons même enrôler Mohamed Louz, qui avait fait quelques apparitions dans nos pièces, et deux éléments féminins, outre Azzohra Noujoum». Pour ceux qui l'auraient oublié, rappelons que Azzohra Noujoum est l'épouse de Ajil, sur scène comme à la ville. Jusqu'ici, elle était la seule femme de la troupe. Pour l'heure, Abdelilah Ajil, Hassan Foulane et Noureddine Bikr mettent la dernière touche à une pièce intitulée Dar Sidi Larbi. «Il faut absolument lever un malentendu têtu. On fait circuler la rumeur selon laquelle le retour de Masrah Al Hay s'effectuerait uniquement avec Ajil, Bikr et moi, se plaint Foulane. C'est complètement faux. La pièce que nous allons jouer nous a été commanditée par le service de production de la Une bien avant que les autres membres se soient décidés à se joindre à nous». Voilà qui est clair. «Vous savez, si le public voit d'un bon œil la belle entente entre les anciens membres de Masrah Al Hay, certains professionnels ont du mal à la supporter. Alors, ils sèment la discorde entre nous», ajoute Noureddine Bikr. Petit retour en arrière. Masrah Al Hay est né d'une discorde entre les sociétaires de la défunte Komidia Dar Baïda et ceux qui la dirigeaient. Nous sommes en 1987. La pièce Al Moudir jdid, dans laquelle brillent Mustapha Dassoukine, Nourredine Bikr, Abdelilah Ajil, Hassan Foulane, Hammadi Ammor et Majda Badreddine obtient un franc succès. Dans la foulée, les comédiens composent une nouvelle pièce. Ils la soumettent à la direction, laquelle y oppose son veto. Ulcérés, Ajil et Foulane, qu'une vieille amitié unit, rendent leur habit de lumière, puis s'en vont former leur propre troupe. Et comme un bureau doit être constitué d'au moins trois personnes, ils font appel à Bikr, qui ne se fera pas prier pour rejoindre ses deux compères. Ajil, Foulane et Bikr ont quitté Komidia Dar Baïda pour fonder Masrah Al Hay Avec le précieux renfort d'un Mustapha Dassoukine au sommet de son art hilarant, Masrah Al Hay enchante d'emblée. Shareb âaqlou est un joyau de comique échevelé. Le public applaudit à tout rompre à chacune des réparties qui, il faut le dire, ne sont pas piquées des vers. Ensuite, la troupe remet le couvert avec un pavé dans la mare de l'enseignement : Laâqal ou Sabbourra. Ecrite, par le ténor de Nass Al Ghiwane, Larbi Batma, la pièce recueille l'adhésion du public venu en nombre. «Nous avons été agréablement surpris par l'accueil fait à Laâqal ou Sabbourra. Nous n'étions pas habitués à une telle affluence. Et pour récompenser ce public chaleureux, nous nous faisions un devoir de nous transcender à chacune des représentations», raconte Ajil. Du lot irréprochable des comédiens se détachent Hassan Foulane et un inconnu nommé Mohamed Khiari. Tendrement mufle, parfaitement cabotin, le comique subjugue le parterre par ses mimiques, ses heureuses répliques et ses mots qui font mouche. «Hassi Massi» et «Sharrah Mallah», les grands succès de la troupe Laâqal ou Sabbourra est l'amorce du roman rose de Masrah Al Hay. Elle est aussi la confirmation de son ancrage dans la critique sociale. «Nous ne sommes pas venus au théâtre pour suivre les sentiers battus. Sans vouloir offenser nos devanciers, leurs pièces nous semblaient tièdes. Or, notre société renfermait de multiples plaies, qu'il fallait dénoncer», affirme Bikr. Des maux dont souffraient particulièrement les jeunes. C'est pourquoi Masrah Al Hay s'adressait essentiellement à eux. «Dès le début de notre aventure, nous avions remarqué que notre manière d'empoigner les problèmes avec une certaine dérision agréait aux jeunes, se rejouit Ajil. Alors, ils sont devenus notre cible. Et ce sont leurs préoccupations que nous nous sommes mis à exposer». Avec une fantaisie jubilatoire, mais non sans une sérieuse documentation préalable. C'est ainsi que pour tisser Hassi Massi, centrée sur l'émigration clandestine, Ajil a dû se rendre à maintes reprises au port de Casablanca, interroger les policiers et les douaniers, parler avec les clandestins arrêtés. Hassi Massi fit mieux que plaire, elle «emballa». D'abord par son audace. Auparavant, personne n'osait aborder frontalement la question cruelle de l'émigration clandestine. Ensuite, par la formidable prestation des acteurs. Non seulement ils campaient avec justesse leurs personnages, mais ils n'hésitaient pas à ajouter leur grain de sel, improvisant des répliques, multipliant les apartés ou chahutant leurs partenaires. Mais la troupe ne se laissa pas griser par son triomphe. Abdelilah Ajil retroussa ses manches et concocta une pièce encore plus foutraque : Sharrah Mallah. Inspirée librement de Vol au-dessus d'un nid de coucou, cette plongée dans l'univers de l'aliénation mentale fut tout bonnement époustouflante. Elle attira plus de monde que les salles de théâtre ne pouvaient contenir. Avec un pic, au Complexe sportif Mohammed V, à Casablanca, où pas moins de 8 000 spectateurs prirent leur ticket de voyage dans le délire. Deux cent vingt représentations en furent données. Un record qui n'est pas près d'être égalé. «J'ai vu Sharrah Mallah dix fois. Aucune représentation ne ressemblait à la précédente. La teneur de la comédie restait la même, mais les dialogues étaient enrichis, les décors embellis et les gestes des acteurs améliorés», témoigne un fleuriste accro à Masrah Al Hay. Ce dernier aurait-il mangé son pain blanc une fois Sharrah Mallah disparue de la scène ? Aucun doute n'est permis. La quatrième pièce, Hab ou Tban, fut un désastre. A cause de son excellence. Le texte, mitonné par Mohamed Kaouti, était très élaboré, la mise en scène de Abdelilah Ajil impeccable et le sujet, le mensonge politique, passionnant, mais les comédiens se révélaient à côté de la plaque. Même Abdelkhalek Fahid, si débordant d'aisance dans le rôle de l'inspecteur Miloudi dans Sharrah Mallah, déjouait totalement. «L'insuccès de Hab ou Tban, avoue Ajil, me reste encore en travers de la gorge. Avec un texte de cette qualité, on aurait pu casser la baraque. Mais les comédiens en ont décidé autrement. Inconcevablement, ils ne paraissaient ni convaincants ni convaincus». Hab ou Tban allait être le chant du cygne pour Masrah Al Hay. Mohamed Khiari et Abdelkalek Fahid, à l'unisson, s'en retirèrent tapageusement et, avec fracas, créèrent leur propre troupe, dont l'unique création, Fouq Assalk, but le bouillon. Le reste de la troupe tenta désespérément de poursuivre son chemin, mais Aïn Bayn, sa nouvelle pièce, ne passa pas non plus la rampe. Et les spectateurs, écœurés par les flèches incendiaires que s'envoyaient, par presse interposée, Ajil et Khiari, ne prit parti ni pour un camp ni pour l'autre. Ils snobèrent leurs représentations et se gaussèrent de leurs enfantillages. «Malgré l'échec de Hab ou Tban, nous aurions dû nous ressaisir et aller de l'avant. Le public nous était acquis. Nous ne nous sommes pas montrés dignes de sa confiance en nous divisant lamentablement», avoue Ajil. Les sociétaires de Masrah Al Hay ont-ils retenu la leçon ? Qui vivra verra.