Toute l'expérience du magistrat est donc nécessaire, en début d'audience, pour faire rapidement un tri entre les dossiers considérés, «en l'état», c'est à dire prêts à être jugés, et ceux pour lesquels le renvoi est inévitable. Salle 3 du Tribunal civil de Casablanca. Les dossiers se suivent à une cadence accélérée. Le juge annonce un numéro, suivi du nom des avocats qui sont constitués. Il ouvre le dossier, feuillette quelques pages, puis se tourne vers son greffier et annonce le renvoi à une date ultérieure, plus ou moins proche selon les cas. Ce manège peut durer un bon moment, avant que le juge ne s'attarde sur un dossier, et n'en étudie le fond à haute et intelligible voix. Salle 5 du Tribunal pénal de la même ville ; même cérémonial, un peu plus long, car, ici, la présence des inculpés est souvent nécessaire : il faut alors s'assurer de leur identité, avant d'entamer les débats. Et souvent aussi, après quelques (très) brefs instants, on entend le juge annoncer le renvoi. Un profane assistant à ces audiences doit se dire : «Mais ils ne font rien, ces juges ; ils renvoient tous les dossiers, ou presque, à une autre date lointaine». Qu'en est-il vraiment ? En fait, ces renvois ne sont pas le fruit du hasard, d'un juge fatigué ou trop pressé de quitter la salle d'audience. Souvent même, ces dossiers sont renvoyés, on dit aussi reportés à d'autres dates, malgré la volonté du juge de statuer sur le champ sur le cas traité. Car ces renvois, et ça peu de gens le savent, obéissent à des règles tactiques ou juridiques bien précises, qui en arrivent même a énerver les juristes les plus chevronnés. Le plus souvent, un avocat demande le renvoi d'un dossier à une audience ultérieure, pour des raisons précises, comme la nécessité de contacter son client, pour le mettre au courant des derniers développements du dossier en justice, et prendre son avis. Si le client est du genre pressé, expéditif et rapide, il donnera pour consigne à son avocat de ne jamais demander de renvoi, et d'essayer d'aboutir au jugement le plus vite possible. Mauvais choix, car il sera toujours perdant...alors qu'il était persuadé du contraire, et même content d'abréger la mission de l'avocat. Si le client est plus calme, sage et pondéré, il utilisera tous les motifs de renvoi possible, pour peaufiner sa défense, produire des documents en sa faveur, et dénigrer tranquillement ceux présentés par l'adversaire. Donc, voilà un dossier reporté à plus tard, mais ça, c'est pour la galerie, car, en coulisses, le travail continue. Il faut exhumer le dossier, en lire les conclusions diverses, et en photocopier les pièces jointes pour pouvoir les étudier à loisir et à tête reposée. Toute l'expérience du magistrat est donc nécessaire, en début d'audience, pour faire rapidement un tri entre les dossiers considérés, «en l'état», c'est à dire prêts à être jugés, et ceux pour lesquels le renvoi est inévitable. Bonne technique qui a fait ses preuves: en moins de dix minutes, sur les 150 dossiers qu'il avait à juger ce matin, il n'en reste finalement que 38 qui sont prêts, les autres présentant des failles de procédure qu'il faut d'abord combler.et à l'audience, cela donne l'impression que le juge n'a pas envie de trop travailler ce matin, et que son dada c'est le renvoi des dossiers. Parfois cela peut confiner au gag, quand le magistrat se déclare, ou plutôt déclare son tribunal incompétent à statuer. Ce qui ne manque pas de sidérer les personnes présentes dans la salle : si le juge se déclare incompétent pour trancher un litige, qui alors le sera ? Le Receveur municipal, peut-être ? En fait, ce ne sont que des termes techniques, respectant certains textes de loi précis, prévus pour faciliter le fonctionnement de la justice. Par exemple, un juge se déclarera incompétent à Casablanca, pour statuer sur un contentieux commercial ayant lieu à Tanger. Que les justiciables, ou tous ceux qui ont un litige pendant au tribunal et qui lisent ces lignes, se rassurent donc, et intègrent l'idée que la rapidité en matière de justice est souvent une mauvaise chose. Rien ne sert de courir, aurait dit La Fontaine, ça n'arrangera jamais les choses, bien au contraire. La justice est avant tout une affaire d'hommes (et de femmes), magistrats et magistrates, sujets, comme tout être humain, à l'erreur. Leurs décisions et arrêts acquièrent force de loi, et sont exécutables, une fois les voies de recours épuisées. C'est pour cela qu'au moment de rendre un jugement qui pourra faire basculer bien des destins (divorces, expulsions, incarcérations), un temps de réflexion s'impose, et donc un renvoi est toujours bénéfique. Ne dit-on pas que la nuit porte conseil. Alors plusieurs nuits...