Adoptant la darija et le ton de son interlocuteur, la juge expliqua patiemment au vieux monsieur que ses droits seront préservés. il quitta la salle en protestant à voix haute, agitant sa canne orientée vers la magistrate : "Je vous avais bien dit qu'une femme à ce poste, c'est une erreur". Mais ce jour-là , la juge a voulu se montrer conciliante. notre vieux l'a échappé belle, mais il l'ignore ! Dans la précédente édition, je relatais des cas où des citoyens aux prises avec la justice avaient quelques difficultés à comprendre ce qui se déroulait dans une salle d'audience, notamment du fait de leur maîtrise imparfaite de la langue arabe. Ce genre de situation a, heureusement, tendance à diminuer, le ministère ayant désormais intégré des magistrats originaires de toutes les régions du Royaume, et connaissant parfaitement tous les dialectes utilisés dans le pays. Mais il arrive que l'on se trouve devant d'autres cas, où ce n'est plus la langue qui pose problème. Ainsi, ce monsieur d'un âge certain qui poireaute depuis deux heures dans la salle d'audience. Il maugrée à mi-voix, tapote avec sa canne sur le sol, interroge à plus ou moins haute voix ses voisins sur les compétences de la magistrate qui préside la séance (laquelle n'en perd pas une miette), et, pour finir, émet des réserves sur le fait de confier un poste aussi important à une femme : est-elle instruite au moins ? Et honnête ? Il persifle, moqueur, sur la lenteur (selon lui) de la juge : manque-t-on à ce point d'hommes dans ce pays…. ? Bref, il perturbe l'audience, malgré les mises en garde des avocats présents, alertés par les brefs mais pointus coups d'œil que lui lance la juge. Son tour arrive enfin, et son dossier est appelé. Enfin, s'exclame-t-il avant de s'avancer vers le prétoire, où il se place à côté du défenseur de la partie adverse. Il apostrophe la magistrate d'un sonore «salam ou aleikoum» parfaitement incongru, et commence à expliquer son cas, avant d'être immédiatement interrompu par la juge. Celle-ci est une professionnelle, et doit avant toute discussion sur le fond du litige s'assurer que certains points de la procédure ont bien été appliqués et respectés, notamment la validité des convocations adressées aux deux parties, celle de la requête introductive d'instance… Pour ce faire, elle s'adresse alors à l'avocat présent, qui lui aussi maîtrise ce genre de détails. Mais le vieux monsieur s'emporte, ne veut pas se laisser faire, et coupe à son tour la magistrate en protestant : «C'est moi qui ai déposé plainte, il faut m'écouter le premier». La juge aussi ne s'en laisse pas compter, elle hausse le ton et réclame (et obtient) le silence du justiciable pour pouvoir poursuivre l'étude du dossier. Le vieux monsieur s'en prend alors à l'avocat de la partie adverse : «Et toi, qui tu es ? On t'a payé pour venir me voler ?»… et de pointer sa canne vers le juriste, le menaçant : «Mais attention, tu ne sais pas à qui tu as affaire». La magistrate intervient de nouveau, de plus en plus ferme : «Silence, ici on ne parle pas à l'avocat, on s'adresse au juge quand il vous donne la parole, sinon je vous fais expulser de la salle». Déjà, deux policiers se sont discrètement postés devant la salle d'audience, prévenus par un fonctionnaire qu'un individu perturbait une audience. La magistrate annonce alors le renvoi du dossier à une date ultérieure pour citer une partie défaillante et informe le vieux monsieur que la requête déposée par ses soins comporte un vice de forme, qu'il convient de rectifier, sinon sa demande sera irrecevable. Il ne comprend rien à ce charabia juridique, et répond à la juge : «Reportez le dossier si vous voulez, mais moi, aujourd'hui, je suis venu prendre mon jugement, et je ne partirais pas sans l'avoir obtenu». Et, encore une fois, d'agiter sa canne, cette fois plutôt orientée vers la magistrate. La perturbation d'une audience, l'outrage à magistrat et la menace à fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions sont des délits en général sévèrement…et immédiatement réprimés. Tout s'y prête : ça se passe dans un tribunal, devant un juge…et en quelques minutes le perturbateur peut se voir condamné à quelques mois de prison ferme, histoire de le calmer un peu. Mais ce jour-là, la juge a voulu se montrer conciliante, et pour ce faire, elle est sortie de sa réserve professionnelle pour houspiller le vieux monsieur, comme elle l'aurait fait pour un proche parent. Adoptant la darija et le ton de son interlocuteur, elle lui expliqua patiemment que ses droits seront préservés, qu'il doit prendre un avocat dans son propre intérêt, et que s'il n'en a pas les moyens, l'ordre des avocats en désignerait un qui le représenterait gratuitement. Puis elle le prie de s'en aller, après avoir écrit sur un bout de papier la date du report. Le vieux monsieur quitta la salle en protestant à voix haute : «Je vous avais bien dit qu'une femme à ce poste, c'est une erreur», sous l'œil curieux et amusé de la magistrate. Il l'a échappé belle, mais il l'ignore !