Que restera-t-il de toute cette agitation instrumentalisée, mondialisée et vendue sous vide sinon l'écho aphone d'un chant populaire piqué aux anciens, remixé et reformaté : «Yarrayeh , ouine m'safer, taâya outoualli…» La musique est-elle le prolongement du silence, comme le soutiennent certains musicologues à l'ouie fine et au verbe épais ? Vaste et vain débat philosophique sur un art dont l'essence même est la négation du bavardage. Et puis, ne dit-on pas que la musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l'amour ? Seuls les poètes, usant pourtant de mots, ont su mettre la parole qu'il faut sur la musique. Sans doute parce que cette dernière entretient par ailleurs un commerce intelligent, à travers le chant, avec les mots des poètes. «A nulles rives dédiées, à nulles pages confiées la pure amorce de ce chant», écrit Saint-John Perse dans Exil comme pour dire l'impossible et intraitable parole de la musique. C'est, du reste, un compositeur qui sait se faire entendre, Richard Wagner, qui disait pour mettre un point d'orgue : «La musique commence là où s'arrête le pouvoir des mots.» Mais si le chant, de qualité s'entend, fait parfois bon ménage avec la musique, c'est qu'en plus des mots simples pour le dire, il est besoin d'une voix généreuse pour le porter. Pour sonoriser le propos, à défaut et dans l'impossibilité de l'illustrer, apprécions en fredonnant cet extrait de Complainte de Pablo Neruda de Jean Ferrat : «Nous parlons le même langage / et le même chant nous lie./ Une cage est une cage / En France comme au Chili.» Restons donc en France, et toutes proportions gardées, pour évoquer la cas de Khaled et de son dernier album dégommé d'un clic par une journaliste du Monde (14/9/04), Véronique Montaigne, sous un titre aux accents numériques : Selection CD Ya-Rayi ou Khaled effacé. Après avoir mis en avant la perte des capacités vocales du chanteur oranais, la critique musicale n'a pas apprécié la «transparence de Khaled, à la traîne, démotivé, habillé d'orchestration vigoureuse qui finissent par devenir insupportables à force d'être efficaces alors que son objet principal ne l'est pas.» N'ayant pas écouté cet album et ne comptant faire aucun effort pour cela (le raï, en général, dérange surtout par l'indigence des paroles et le trop-plein de lamento qui l'imbibe), je ne peux donc que rapporter le jugement implacable de la journaliste, mais en ajoutant, toutefois, un bémol : pour un genre de chant basé en grande partie sur les paroles et accessoirement la voix, on ne peut que s'étonner de l'engouement de certains critiques français qui décortiquent et analysent le sens et la teneur des paroles comme des linguistes de la fac de Ben M'sik. Etonnant non ? Maintenant, la journaliste en question a visé juste dans la conclusion de son article lorsqu'elle a pourfendu la stratégie commerciale des multinationales de disques qui lancent, sous leurs prestigieux labels, des «genres musicaux» comme on lance des savonnettes. Selon cet article, «Ya-Rayi signe l'échec de la politique commerciale de maisons de disques qui cherchent à fédérer pour vendre au plus grand nombre sans toujours ausculter l'épaisseur d'un artiste.» Et d'évoquer l'infortune du chanteur guinéen Mory Kanté qui s'était taillé un gros succès à la faveur de la vague de la world music dans les années 80. Tout est dit donc sur la gloire éphémère d'un genre musical hissé au firmament et dont les stars, fausses étoiles filantes, sont éclairées artificiellement le temps d'un succès, avant de tomber au pied de la scène dans la fosse obscure désertée par les musiciens et les souffleurs. Que restera-t-il de toute cette agitation instrumentalisée, mondialisée et vendue sous vide sinon l'écho aphone d'un chant populaire piqué aux anciens, remixé et reformaté : «Yarrayeh , ouine m'safer, taâya outoualli…» (Ô toi le partant, où que tu ailles : fatigué, tu reviendras…» Du côté de chez nous, un groupe de musique, Nass el Ghiwane, a loupé de peu (ou a été loupé, c'est selon) la vague déferlante de la world music. Sans doute parce que les chansons et la musique de cette bande de copains de quartier avaient trop d'épaisseur pour tenir dans le moule des grandes maisons de disques. Toute musique authentique traverse le temps et n'est que cette haute et insaisissable clameur qui déferle sur le monde et dont parle le poète Saint-John Perse. «Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur/ Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toute grève de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant/ Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible…».