Proche-Orient Poursuivant sa politique expansionniste et sous prétexte de protéger Israël, le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, construit un mur de 700 kilomètres. Au-delà du “mur de la honte” et de “l'apartheid” se cache une décision d'épuration ethnique du peuple palestinien. Le grand reporter français, Alain Ménargues, spécialiste du monde arabe, lui a consacré son livre “Le mur Sharon”, paru jeudi 23 septembre 2004 en France. Un livre fort documenté dans lequel l'auteur fait une radioscopie de la politique israélienne. Dans un entretien exclusif avec La Gazette du Maroc, Alain Ménargues remet les pendules à l'heure sur un sujet d'une actualité brûlante. La Gazette du Maroc : Qu'est-ce qui se cache derrière le mur de Sharon ? Alain Ménargues : Faire un mur parce qu'on a peur de se séparer d'une agression, pourquoi pas ? Dans ce cas-là, on le fait en général dans une limite reconnue par les deux parties. C'est-à-dire lorsqu'on construit un mur entre deux voisins qui ne s'entendent pas. C'est à la limite de la propriété. Or, ce mur empiète de manière considérable en Cisjordanie, c'est-à-dire en territoires palestiniens, je veux savoir pourquoi un peuple comme le peuple hébreu, intellectuellement, acceptait ce mur. Bien sûr, il y a la peur. Les attentats qui secouent Israël sont odieux. Ils ont une justification parce que cette violence aveugle est justifiée, mais ce mur ne répond pas uniquement à cela. Il y a quelque chose derrière. Il y a une séparation du bien et du mal. L'une des bases, c'est le cinquième livre de la Torah qu'on appelle la lévitique et qui est la Bible d'ailleurs. Il y a derrière une application du sionisme. Le sionisme c'est quoi ? C'est trouver un pays, un Etat pour les Juifs. C'était une réponse aux actions antijuives du 18ème siècle. C'est un dogme politique colonialiste. A l'époque la France et l'Angleterre ont évolué sauf que le sionisme sur ce point-là n'a pas évolué. Le Premier ministre israélien a déclaré d'ailleurs récemment que “la guerre d'indépendance n'est pas terminée, 1948 ne fut que le premier chapitre. Chaque mètre de gagné est un mètre de plus pour Israël”. L'idée du mur donc n'est pas nouvelle ? Le problème du mur c'est qu'à mes yeux il faut séparer la construction actuelle et l'idée de séparation qui existe depuis des années, voire qui est issue de l'idée même du sionisme, à savoir trouver un pays pour les Juifs uniquement. Ce qui se passe c'est que selon les résolutions de l'ONU, on a créé un Etat israélien mais cette terre n'était pas vide. Il y avait des gens qui vivaient là. Il y avait des Arabes musulmans et chrétiens. Contrairement à la propagande de Golda Meir qui disait “ une terre sans peuple pour un peuple sans terre ”. Tout à fait, mais Rabbin avait corrigé depuis. Aujourd'hui, on construit ce mur. Il y avait une ligne de cessez-le-feu entre Israël et la Cisjordanie qu'on appelle la ligne verte. Le mur est construit à l'Est de cette ligne verte, c'est-à-dire qu'il empiète parfois très profondément en terre palestinienne. Mais non seulement il prend la terre mais également les habitants des villages palestiniens qui sont estimés à près de 700.000. Et Ariel Sharon disait tout récemment au journal Ha'retz : “ Tous les Arabes qui n'auront pas leurs papiers israéliens seront expulsés de l'autre côté du mur ”. C'est-à-dire que les habitants palestiniens qui sont actuellement coincés entre la ligne verte et le mur devront être expulsés. C'est ce que j'appelle dans le livre de l'épuration ethnique. Le risque d'une épuration ethnique est important. Pourquoi ? Parce qu'il y a un problème démographique qui se pose à l'Etat hébreu. Les femmes palestiniennes ont en moyenne 6 enfants. Les femmes israéliennes en ont 3. Ce qui veut dire que dans vingt ans, il y aura autant d'Israéliens juifs que d'Arabes palestiniens dans la région. D'ores et déjà beaucoup de démographes qui étudient le dossier estiment qu'Israël a déjà perdu la bataille des berceaux. Et pour compenser justement ce manque numérique israélite, l'Etat hébreu s'est lancé dans la montée, comme on dit en Israël, de personnes venues de l'Est. Environ un million de Russes que d'ailleurs les Israéliens appellent un peu d'une manière méprisante les “Sov”. Mais dans ce million, 40% ne sont pas juifs. Mais ce million est arrivé en masse avec ses journaux, ses télévisions, sa culture. Ils ont du mal à apprendre l'Hébreu. Ils sont venus avec leur mafia. Ils créent une entité différente et difficilement assimilable à Israël. Et cela pose un problème. D'ailleurs dans la page 163 de votre livre, vous citez le professeur Shimshon Zelniker de l'institut Van Leer de Jérusalem qui dit que “la question démographique doit être le facteur déterminant ”. C'est vrai. Mais le problème du mur et de la séparation, cela englobe aussi des villages et des terres arabes. Alors là, il va falloir faire quelque chose, prendre une décision. Et je crois profondément que dans l'esprit de Sharon, il va évacuer les colonies de Gaza. Il va le faire malgré l'opposition de l'extrême droite israélienne mais il va demander en compensation l'évacuation des villages arabes. Par conséquent, la naissance d'un Etat palestinien est réduite à néant. Vous savez c'est une phrase que tout le monde connaît. Un Etat palestinien tel que Sharon l'envisage n'est absolument pas viable. Cela se vérifie dans toutes les discussions aux Nations Unies. En parlant justement de l'ONU, vous dites dans l'introduction de votre livre que l'Etat d'Israël est né d'une décision onusienne et voilà qu'il se met au-dessus de la communauté internationale. Et personne ne peut rien faire. Comment expliqueriez-vous cette arrogance ? Ce paradoxe ? Ah! Ça c'est de la grande politique et de la géostratégie. L'Etat hébreu n'aurait jamais cette position s'il n'avait pas le soutien inconditionnel des Etats-Unis. C'est un fait. On peut regretter que l'Europe ne joue pas à ce niveau-là un rôle important. On peut aussi regretter que les pays arabes n'aient jamais eu une unité face à ce problème. Le monde arabe a été très divisé face à Israël et à son activisme notamment dans son soutien à Arafat et dans la cause palestinienne. L'auteur du non-respect du droit international est peut-être Israël mais il a été directement ou indirectement aidé voire soutenu par l'absence de réactions de certains pays ou de l'appui politique d'autres. D'après votre expérience sur le terrain et vos discussions avec les dirigeants israéliens, est-ce que la paix est possible ? Et comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Je vous dis “Inchallah”. Pourquoi ? Parce que la situation est très difficile. Il y a en Palestine des Palestiniens qui vivent une frustration due à l'injustice, à l'humiliation extrême ordinairement forte. Il y a une haine terrible. Côté israélien, il y a également une haine terrible. Le peuple israélien a peur, une peur viscérale qui mène à la haine. Actuellement, ces deux blocs de haine sont en face l'un de l'autre. Pour arriver à débloquer la situation et faire quelque chose, il faudrait une tierce personne pour intervenir. Le parrain choisi par Israël et par les Palestiniens, il ne faut pas l'oublier, est les Etats-Unis. Or, les Etats-Unis font une pression totalement dissymétrique sur les deux parties. Ils font beaucoup plus de pression sur les Palestiniens que sur les Israéliens. Il existe une alliance objective entre la droite américaine chrétienne et la droite israélienne sioniste extrême. Mais il y a en Palestine des gens qui veulent la paix. Ils ont d'ailleurs conclu cet accord de Genève. Vous pensez notamment à Yasser Abd Rabbou et Yossei Beilin. Exactement. Ces deux hommes sont des pacifiques. Ils ont proposé un plan de paix que tous les deux ont accepté mais je ne sais pas si les populations l'accepteraient mais c'est un pas. Or il est impossible de s'asseoir autour de la même table parce que les extrêmes des deux côtés l'en empêchent : Les colons et l'extrême droite israélienne et le Hamas, le Jihad et l'extrême violence palestinienne. Que faire ? Vous savez quand on regarde un peu l'histoire du monde, on s'aperçoit que les hommes passent, les peuples restent. Actuellement, Arafat et Sharon sont des leaders historiques. Ils s'accrochent à une symbolique qui pour beaucoup de jeunes des deux parties est dépassée. Et il faut se rappeler qu'à Gaza, il y a 1.300.000 personnes dont 68% c'est-à-dire 7 personnes sur dix qui ont moins de 15 ans et qui ne connaissent que la violence, le sang et la haine. Ils ne vont pas à l'école. Demain, qu'est-ce qu'on va faire avec eux. Vous vous rendez compte de la responsabilité qu'assument les dirigeants aujourd'hui. Un terrain fertile donc pour la violence et les attentats-suicide et du terrorisme des deux côtés. Rien ne justifie le terrorisme par le suicide même si les choses l'expliquent. J'ai été souvent dans cette région. C'est une terre trois fois sainte. Elle est sainte pour les Musulmans. Elle est sainte pour les Juifs. Elle est sainte pour les Chrétiens. Et si on lit les trois religions, c'est la paix qui est prônée. Mais malheureusement, au nom des dieux, on fait la guerre. Et cela est parfois inadmissible et intolérable. Chaque fois qu'il y a eu une initiative de paix, Sharon fait tout pour la torpiller. Aujourd'hui, il menace et attend le moment propice pour liquider Arafat physiquement. Pensez-vous qu'il va profiter des élections américaines ou bien quand l'opinion publique internationale sera occupée par autre chose pour mettre à exécution sa menace ? Vous savez, si jamais cela devait arriver, cela provoquerait un séisme politique mondial et je ne sais pas si aujourd'hui l'Etat hébreu est capable de tenir face à une opprobre générale. Il y avait le choc qu'a provoqué la décision de la Cour internationale de justice. Je crois qu'en lisant la presse israélienne, vous vous apercevrez très vite que Sharon et l'Etat hébreu ont perdu la bataille des médias. Pendant longtemps, ils passaient pour des victimes. Et depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, ils passent pour des agresseurs. Il y a donc des limites dans l'action humaine. Très souvent, Sharon agite la liquidation d'Arafat pour des raisons pratiques et de consommation de politique intérieure. Je ne pense pas que ce soit le plus important avec tout le respect que je dois au président élu palestinien comme au Premier ministre israélien dont, outre l'homme, la fonction est une charge politique plus respectable. Celui qui la tient est sujet à caution. D'ailleurs, je connais un bon nombre d'Israéliens qui voudraient traîner Ariel Sharon devant un tribunal de guerre. Au-delà, il existe des populations qui souffrent. Et je crois que c'est vers elles qu'il faut aller. Pouvez-vous nous donner une idée sur l'ampleur de la destruction de la société palestinienne par l'armée d'occupation israélienne ? Certes. La période de l'occupation israélienne a été très destructrice de la population palestinienne, mais tout à fait entre nous, il n'y a pas que l'action israélienne qui a détruit ou participé à la destruction de la société palestinienne. La vérité nous oblige à nous rendre compte que la société palestinienne est une société corrompue, qui n'est pas démocratique et j'en passe et des meilleures. Le problème n'est pas de charger une partie au détriment de l'autre. Les Palestiniens sont des victimes et leurs dirigeants ont une part de responsabilité. Idem pour les Israéliens. Les deux parties ont des responsabilités dans cette affaire. Dans l'introduction de votre livre, vous dites que vous vous attendez à des foudres, à des réactions acerbes ? C'est normal. On n'écrit pas un livre ou même un sujet dans un journal sans s'attendre à des réactions. On ne peut pas écrire avec franchise sur un sujet aussi brûlant sans qu'il y ait des réactions d'un côté comme de l'autre. Vous qui êtes journaliste, vous savez très bien que les journalistes dès l'instant où ils traitent des sujets sous certains angles s'attendent à des réactions. Moi, je veux lancer à travers ce livre un débat et j'espère qu'il aura lieu. Mais force est de constater qu'à chaque fois qu'on épingle Israël, on est automatiquement taxé d'antisémite. Israël qui se veut un Etat de droit, “ civilisé ” entouré de “ barbares ”, est un Etat de droit pour ses citoyens juifs uniquement. Le reste importe peu. Ce que vous dites, je l'ai écrit en donnant des exemples. Donc, je ne peux que partager votre avis. Toutefois, ce n'est pas une généralité. Il y a énormément d'Israéliens qui sont très légalistes et qui voudraient voir leur pays appliquer et respecter la loi. Je ne dis pas qu'Israël dans son ensemble est comme cela. Je dis qu'actuellement, ses dirigeants sont comme ça. Maintenant pour les réactions, c'est la vie. Je vis en France, dans un pays démocratique où l'on peut ne pas avoir à partager les idées des autres.