S'il est vrai que déterminer précisément la date de naissance de la peinture marocaine est chose malaisée, dire qu'elle «est arrivée au Maroc dans les malles du colonialisme» relève de la pure fantaisie, sinon d'une coupable amnésie. Ainsi que le rappelle l'auteure des Ecrits sur l'art (Kalam, 1990) Toni Maraini, dans le n°33, 2ème semestre 1999, de la Revue Noire, les maîtres artisans possédaient, bien avant le Protectorat, un outillage technique incluant couleurs, pigments, teintes, vernis, mélanges, solvants, huiles, spatules, différents genres et tailles de pinceaux, et de craie pour tracer les dessins sans lesquels ils n'auraient pas pu décorer avec art et savoir bois, plâtre, céramique et - surtout - enluminer les manuscrits, calligraphier les textes et peindre les miniatures. Ce qui veut dire : le pays n'était pas artistiquement vierge ! Cependant, au sens large, la peinture est multimillénaire : «(elle) commence au Maroc… au commencement (…) Elle commence avec les corps inhumés dont les os sont peints à l'ocre rouge. Elle commence avec les signes tracés sur des coquilles d'œufs d'autruche, avec les peintures et les gravures rupestres, avec tout ce qui surgit, dans la préhistoire, de la rencontre entre les cultures paléo-africaine, saharienne et atlantico-méditerranéenne», souligne Toni. Bref, la peinture, du moins sous sa forme non savante, était présente avant l'irruption européenne; celle dite «moderne» ne fit son apparition que vers la fin du XIXème siècle. Et pour avoir usé du chevalet, inconnu à l'époque, Mohamed Ben Ali R'bati, auteur de scènes d'apparat, est considéré par certains comme le précurseur de l'art contemporain marocain - ou du moins le premier artiste peintre marocain. Honneur dont d'autres, occultant les vocations soudaines et secrètes du premier quart du siècle dernier où les peintres comme Moulay Ahmed Drissi (1924-1973), touchés par le ferment moderniste, accordent au couple de l'élan brisé : Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui. Méticulosité Ayant accompagné un jour des artistes européens peindre à Marrakech, le jeune Moulay Ahmed Drissi vit l'un d'eux mélanger du vert et du brun; il lui fit alors remarquer que ce mélange ne donnait pas une belle couleur. Interrogé sur cette affirmation, Drissi répondit qu'il peignait depuis sa plus tendre enfance et que, dans le campement du Haut-Atlas de ses parents, il avait appris tout seul à dessiner en utilisant de la laine de mouton brûlée et des pigments d'herbes. Vivant près des animaux, l'enfant Drissi s'y était indéfectiblement attaché. Le jour où on l'arracha à leur compagnie pour être envoyé dans une école coranique fut marqué d'une pierre noire. «Dans ladite école, il y avait un vieux fqih très savant. Au lieu d'apprendre le Coran, j'essayais de dessiner les animaux. Le fqih me frappa beaucoup. Tous les enfants qui étaient avec moi se mirent à dessiner comme moi», confia-t-il dans une lettre adressée à un de ses pairs. Ainsi naquit sa vocation pour la peinture. Descendu de sa montagne, il suscita un immense intérêt par ses peintures lyriques et expressionnistes. On le combla de papiers, gouaches et pinceaux. Il en fit un si bel usage qu'on le sollicita pour une exposition à Lausanne, en 1952. La suite fut un chemin de roses. Surnommé «le Douanier Rousseau» du Maroc, Mohamed Ben Allal (1928- 1995), berbère et inculte comme Moulay Ahmed Drissi, reçut, lui aussi, matériel, aide et encouragement. Il avait commencé à peindre en grand secret et à l'insu de son patron, le peintre français Jacques Azema, chez qui il était cuisinier. Ravi d'avoir attiré, par mégarde, son cuisinier vers les nourritures picturales, Azema l'encouragea dans cette voie. Il s'y illustre, au point de surprendre un critique aussi blasé que Bernard Saint-Aignan : «On demeure, en tout cas, confondu devant l'art de ce berbère absolument inculte. Le don seraitil si développé chez certains artistes qu'ils puissent, sans effort, sans n'avoir jamais rien appris, faire instinctivement des chefs-d'œuvre ?» Superbe hommage ! Mohamed Ben Allal était cuisinier. Ahmed Louardiri, né en 1928, était, lui, jardinier. Entre deux désherbages, il s'adonnait à la peinture, juste pour le plaisir, quand un autre jardinier, Miloud Labied, qui avait troqué la bêche contre le pinceau, le découvrit. Il le présenta alors à un architecte qui lui concocta une exposition, en 1961. S'ensuivirent de nombreuses prestations de 1970 à 1974, où Louardiri faisait admirer ses compositions luxuriantes, rythmées par des êtres humains, des oiseaux, des arbres et des animaux domestiques et traversées par l'étrange et le merveilleux. Etrange et fascinant destin que celui de ces peintres que rien ne prédisposait à l'art. Ils sont venus à la peinture par des chemins de traverse. Quand ce n'est pas le hasard heureux d'une rencontre qui les a menés sur le chemin de la peinture, ce sont leurs proches qui les y ont poussés. À Fatima Hassan El Farrouj (1945-2011), son mari, déjà peintre ayant pignon sur chevalet, instille, comme une drogue douce, la passion des couleurs, des formes et de la lumière. Fatima Hassan comme Louardiri, Moulay Ahmed Drissi, Mohamed Ben Allal, sont des autodidactes. Ce trait est leur seul dénominateur commun; mais leurs styles sont assez divers. Ne pouvant se targuer d'une quelconque fréquentation préalable des grandes écoles et pour avoir forgé un style non convenu, ces artistes se sont vu(e)s affublé(e)s de la condescendante étiquette de «naïf» (ce qui revient à considérer leur art comme une sorte de degré zéro de la peinture ?!). Passionné d'art et de peinture depuis son enfance bercée par les vagues (à l'âme) souiri(e) s, Boujemâa Lakhdar (1941- 1989) mit beaucoup de temps pour imposer son talent tout en audaces fulgurantes et en découvertes troublantes. Il déployait des œuvres saisissantes parcourues de signes cabalistiques et distillant une réelle mystique. D'ailleurs, seuls quelques rares heureux l'appréciaient de son vivant, tant l'art brut qu'il servait, avec plus ou moins de bonheur, se retrouvait débiné comme genre «folklorique», regardé avec condescendance et ignoré par les centres d'art à l'époque. «On a insisté aussi beaucoup sur le concept de spontanéité; et pourtant, un peintre non naïf peut posséder une fulgurance spontanée et un peintre naïf peut, de son côté, être très méticuleux», commente le critique d'art, Toni Maraini, dans ses Ecrits sur l'art, en insistant pour qu'on dissocie ces peintres en tant que groupe, vu que leurs œuvres, comme leurs parcours, sont distincts. Cosmique En véritable imagier («muçawwir»), Abbès Saladi (1950-1992) s'évertue à réécrire l'univers moyennant une panoplie de figures hybrides, angéliques et mythiques à la fois. Démons, anges et houris; créatures mi-félines/mi-humaines et oiseaux au plumage coloré qui faisaient le bonheur et la fierté des jardins des «Mille et une nuits» se retrouvent donc installés dans un paradis terrestre qui se caractérise par toutes les références réelles qui peuplent notre mémoire visuelle : minarets, hammams, patios, jardins intérieurs, zellige fascinant par sa composition binaire... Et comme le ferait un miniaturiste, le point de vue, la perspective s'ébauchent pour disparaître aussitôt, cédant la place à une vision frontale aérienne, ou construite selon des superpositions propres à l'art dit naïf – pourtant, aucun lien avec ce mode pictural. Chez Hassan El Glaoui (1923- 2018), le cheval est un thème obsessionnel. Il l'a célébré sous toutes ses robes, croupes et chanfreins. Alors adolescent solitaire, ce dernier avait acquis, grâce à ses économies, un poulain, qui ne le quitta plus. L'attachement de son fils à la bête déplut fortement à l'ombrageux pacha Thami El Glaoui, qui envoya le fringant équidé paître l'herbe de Telouet. Hassan El Glaoui ressentit cette séparation comme un sevrage. L'image de son compagnon l'obnubilait. Elle réapparut, d'abord, démultipliée dans ses gouaches, puis, plus tard, sur ses toiles. Hassan El Glaoui, Abbès Saladi, Boujemâa Lakhdar, Fatima Hassan El Farrouj, Ahmed Louardiri, Mohamed Ben Allal et Moulay Ahmed Drissi, de leur vivant, n'ont cessé de peindre, de recréer, de restituer les animaux, les lieux, paysages et personnages qui ont captivé leur regard d'artiste. Et s'ils se retrouvaient dans «Le jardin de l'Eden» que se passerait-il ? Picturalement, c'est un peu les scénarios qui hantent leurs œuvres. Des œuvres où «l'ornement végétal, l'onirisme, l'ésotérisme, la spiritualité, la convivialité et les coutumes festives sont autant de prétextes pour inventer un récit collectif, jeu de miroir avec une société en pleine évolution», écrit la Directrice générale de la Fondation CDG, Dina Naciri, dans le catalogue de cette exposition-événement.
«Le Jardin d'Eden, ou la vision d'une société idéalisée», jusqu'au 30 mars 2022, à l'Espace Expressions CDG, à Rabat.